Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3119

Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 550-551).

3119. — À M. BRIASSON,
librairie à paris.
À Monrion, 13 février.

Avant de travailler à l’article Français[1], il serait bon que quelque homme, zélé pour la gloire du Dictionnaire encyclopédique, voulût bien se donner la peine d’aller à la Bibliothèque royale et d’y consulter les manuscrits des Xe et XIe siècles, s’il y en a dans le jargon barbare qui est devenu depuis la langue française. On pourrait découvrir peut-être quel est le premier de ces manuscrits qui emploie le mot français, au lieu de celui de franc. Ce serait une chose curieuse de fixer le temps où nous fûmes débaptisés, et où nous devînmes sauvages français, après avoir été sauvages francs, sauvages gaulois, et sauvages celtes.

Si le roman de Philomena[2], écrit au xe siècle en langue moitié romance, moitié française, se trouve à la Bibliothèque du roi, on y rencontrera peut-être ce que j’indique. L’histoire des ducs de Normandie, manuscrite, doit être de la fin du xie siècle, aussi bien que celle de Guillaume au court nez. Ces livres ne peuvent manquer de donner des lumières sur ce point, qui, quoique frivole en lui-même, devient important dans un dictionnaire. On verra si ces premiers romans se servent encore du mot franc, ou s’ils adoptent celui de français.

En vérité, ils n’y a que les gens qui sont à Paris qui puissent travailler avec succès au Dictionnaire encyclopédique ; cependant, quand je serai de retour à ma maison de campagne, près de Genève, je travaillerai de toutes mes forces à Histoire.

Je ne doute pas que M. de Montesquieu n’ait profilé, à l’article Goût[3], de l’excellente dissertation qu’Addison a insérée dans le Spectateur, et qu’il n’ait fait voir que le goût consiste à discerner, par un sentiment prompt, l’excellent, le bon, le mauvais, le médiocre, souvent mis l’un auprès de l’autre dans une même page. On en trouve mille exemples dans les meilleurs auteurs, surtout dans les auteurs de génie, comme Corneille.

À propos de goût et de génie, l’Èloge de M. de Montesquieu, par M. d’Alembert, est un ouvrage admirable ; il y a confondu les ennemis du genre humain.


Mille sincères et tendres compliments à M. d’Alembert, à M. Diderot, et à tous les encyclopédistes.

  1. Ou François, comme le titre de l’article parut orthographié dans le tome VII de l’Encyclopédie, en 1757.
  2. M. Raynouard, dans son Choix des poésies originales des troubadours, 1817, tome II, page 273, prouve que ce roman est du xiie siècle. Voyez ce qui en est dit dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, tome XXI, pages 137 et 146, (B.)
  3. D’Alembert et Jaucourt ayant engagé Montesquieu à travailler à l’Encyclopédie, ce fut pour ce dictionnaire que l’auteur de l’Esprit des lois composa l’Essai sur le Goût, opuscule auquel la mort l’empècha de mettre la dernière main. — La section première de l’article Goût, du Dictionnaire philosophique, parut dans le tome VII de l’Encyclopédie. (Cl.)