Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3096

Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 531-532).

3096. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Monrion, 8 janvier 1756.

Je reçois, mon cher ange, votre lettre du 29 décembre, dans ma cabane de Monrion, qui est mon palais d’hiver. Mon sermon sur Lisbonne[1] n’a été fait que pour édifier votre troupeau, et je ne jette point le pain de vie aux chiens[2]. Si vous voulez seulement régaler Thieriot d’une lettre, il viendra vous demander la permission de s’édifier chez vous.

Je cherche toujours à vous faire ma cour par quelque nouvelle tragédie ; mais j’ai une maudite Histoire générale qu’il faut finir, et une édition[3] à terminer. Ma déplorable santé ne me permet guère de porter trois gros fardeaux à la fois. J’ai résolu d’abandonner toute idée de tragédie jusqu’au printemps. Je sens que je ne pourrai faire de vers que dans le jardin des Délices. Il faut à présent que ma vieille muse se promène un peu pour se dégourdir. Je ne crois pas quæon ait beaucoup affaire de Mariamne, quand on a un Astyanax[4] et une Coquette[5], On dit que cette mademoiselle Hus[6] dont vous me parlez, ressemble plus à une Agnès qu’à une Salomé[7]. Cependant, si vous voulez qu’elle joue ce vilain rôle, je le lui donne de tout mon cœur, in quantum possum et in quantum indiget. Je suis gisant dans mon lit, ne pouvant guère écrire ; mais je vais donner les provisions de Salomé à ladite demoiselle.

Quoique vous ne méritiez pas que je vous dise des nouvelles, vous saurez pourtant que la cour d’Espagne envoie quatre vaisseaux de guerre à Buenos-Ayres contre le révérend père Nicolas[8]. Parmi les vaisseaux de transport il y en a un qui s’appelle le Pascal. Peut-être y êtes-vous intéressé comme moi, car il appartient à MM. Gilli[9]. Il est bien juste que Pascal aille combattre les jésuites ; mais ni vous ni moi ne paraissions faits pour être de la partie.

Je vous embrasse, mon cher ange.

  1. Voyez, tome IX, le Poëme sur le désastre de Lisbonne. Voltaire disait que c’était un sermon du père Liébaut ou Liébaud ; voyez lettres 3103 et 3127.
  2. Ecce panis angelorum
    Non mittendus canibus.

  3. L’édition de ses Œuvres, publiée par les frères Cramer en 1756.
  4. Tragédie de Châteaubrun, jouée le 5 janvier 1756, non imprimée.
  5. La Coquette corrigée, de La Moue, fut jouée le 23 février 1756.
  6. Mlle Hus, reçue à la Comédie française en 1753, se retira du théâtre en 1775, et mourut le 18 octobre 1805, à soixante-douze ans.
  7. L’un des personnages de la tragédie de Mariamne.
  8. Voyez tome XII, page 429.
  9. Voltaire, en 1764, écrivit à l’un d’eux une lettre qui fait partie de la Correspondance.