Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3061

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 507-508).

3061. — À M. POLIER DE BOTTENS.
Aux Délices, 14 novembre.

J’aurais bien voulu, mon cher monsieur, que vous eussiez repassé par Genève, au lieu de prendre la route des Petits-Cantons. Vous auriez trouvé un vieux malade qui vous aime de tout son cœur, et qui vous aurait fait les honneurs d’une cabane assez jolie, que je préfère assurément au palais de Turin, et à tous les palais. Dans la belle description que vous me faites de la Lombardie, je ne regrette que les îles Borromées, parce qu’elles sont solitaires et qu’on y a chaud. Il ne me faut que la retraite, du soleil, et un ami. J’en ai perdu un dans M. de Giez ; je le connaissais depuis fort peu de temps. La seule bonté de cœur m’avait procuré son amitié et ses services ; il s’était fait un plaisir d’arranger cette autre petite cabane de Monrion. J’ai été touché sensiblement de sa perte, et je suis tout étonné d’être toujours à moitié en vie, et de traîner mes maux et mes souffrances, quand je vois périr au milieu de leur carrière des hommes si robustes. Vraiment, monsieur, je ferai de grand cœur le même marché avec vous qu’avec lui ; il jouissait de Monrion comme moi, il y avait passé une partie de l’été, il était le maître de la maison ; daignez l’être, elle vous appartient à meilleur titre qu’à moi ; je ne l’ai acquise que pour vous et pour M. de Brenles. C’est vous qui, le premier, m’avez invité à venir me retirer sur les bords de votre lac. La maison auprès de Genève m’a séduit ; il faut avouer que les jardins sont délicieux et l’aspect enchanteur : je m’y suis ruiné ; mais je préférerai Monrion, si vous voulez bien regarder cet ermitage comme le vôtre. Venez-y quand je n’y serai pas ; mais venez-y surtout quand j’y serai ; consolez-y un malade, et éclairez un être pensant. J’y ai actuellement deux domestiques qui arrangent mon petit ménage, ou plutôt le vôtre. Comptez que cette retraite me tiendra lieu avec vous des îles Borromées. Je compte m’y établir incessamment pour l’hiver : je n’en sortirai point. Il m’est impossible de quitter le coin de mon feu dès que le mauvais temps est venu. J’aurai une chambre pour vous, une pour notre ami M. de Brenles, de bon vin, un cuisinier assez passable, quelques livres qui n’en sortiront point, et qui pourront amuser mes hôtes ; voilà mon petit établissement d’hiver, que je vous prie encore une fois de regarder comme votre maison toute l’année.

Je ne sais pas si M. de Brenles est revenu de la campagne, mais je me flatte qu’il sera de retour quand ma santé me permettra de me transporter à Monrion.

J’ai appris, depuis quelques jours, que la Pucelle est imprimée. Votre honnête capucin proposa dans Francfort à un nommé Esslinger, libraire, de faire cette édition ; il voulut vendre son manuscrit trop cher. Esslinger ne put conclure avec lui ; il faut que ce bon capucin l’ait vendu à un autre. Les magistrats de Genève m’ont promis qu’ils empêcheraient cette capucinade effrontée d’entrer dans leur petit district : je ne sais comment faire pour en obtenir autant à Lausanne, On dit l’édition très-mauvaise, et pleine de fautes. Je ne ferai pas le moindre reproche à M***[1] de son goût pour les capucins, et je resterai tranquille.

Savez-vous que le conseil de Genève s’est fait représenter la belle lettre de Grasset à Bousquet, et que Grasset est décrété de prise de corps ?

Le papier me manque, je finis ; tuus in æternum.

  1. Sans doute M. de Montolieu. Lettre du 12 août précédent, à Polier.