Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3041

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 488-489).

3041. — À M. BERTRAND.
24 octobre.

La mort de M. de Giez me pénètre de douleur ; me voilà banni pour quelque temps de ma maison, où il est mort. Ah ! mon cher monsieur, qui peut compter sur un moment de vie ! Je n’ai jamais vu une santé plus brillante que celle de ce pauvre Giez ; il laisse une veuve désolée, un enfant de six ans, et peut-être une fortune délabrée, car il commençait. Il avait semé, et il meurt sans recueillir ; nous sommes environnés tous les jours de ces exemples. On dit : Il est mort, et puis, serre la file ; et on est oublié pour jamais. Je n’oublierai point mon pauvre Giez, ni sa famille. Il m’était attaché ; il m’avait rendu mille petits services ; je ne retrouverai, à Lausanne, personne qui le remplace. Je vois qu’il faudra remettre au printemps mon voyage de Berne ; c’est être bien hardi que de compter sur un printemps.

Ce capucin, digne ou indigne, a été proposer à Francfort son manuscrit de la Pucelle, à un libraire nommé Esslinger ; mais il en a demandé un prix si exorbitant que le libraire n’a point accepté le marché ; il est allé faire imprimer sa drogue ailleurs. Je crois qu’il la dédiera à saint François.

Une grande dame[1] d’Allemagne m’a mandé qu’elle avait un exemplaire imprimé de cette ancienne rapsodie. Il faut que ce ne soit pas celle de Maubert, car elle prétend que l’ouvrage n’est pas trop malhonnête, et qu’il n’y a que les âmes dévotes à saint Denis, à saint Georges, et à saint Dominique, qui en puissent être scandalisées. Dieu le veuille ! Cet ouvrage, quoi qu’il soit, jure bien avec l’état présent de mon ; âme.


Singula de nobis anni prædantur euntes.

(Hor., lib. II, ep. ii, v. 55)

Je ne connais plus que la retraite et l’amitié. Que ne puis-je jouir avec vous de l’une et de l’autre ! Je vous embrasse bien tendrement.

  1. Probablement Mme de Buchwald (voyez la lettre 2559).