Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2964

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 418-419).

2964. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 30 juillet.

Mon très-divin ange, 1° celui qui a écrit les animaux sauvages est un animal ; il doit y avoir assassins sauvages[1].

2° Je crois avoir prévenu vos ordres dans le quatrième acte. Vous devez avoir reçu mes chiffons.

3° Je vous demande avec la plus vive instance qu’on ne retranche rien au couplet de Mlle Clairon, au troisième, qui commence par ces mots :


Eh bien ! mon fils l’emporte ; et si, dans mon malheur, etc.

(Scène iii.)

Mme Denis, qui joue Idamé sur notre petit théâtre, serait bien fâchée que cette tirade fût plus courte.

4° M. de Paulmy, qui est un peu du métier, et M. l’intendant de Dijon[2], qui a bien de l’esprit et du goût, trouvent que la pièce finit par un beau mot : Vos vertus. Ils disent que tout serait froid après ce mot ; c’est le sentiment de Mme Denis, et, quand ils seraient tous contre moi, je ne céderais pas ; il m’est impossible de finir plus heureusement. Lekain aura assez d’esprit pour ne pas dire ce mot comme un compliment. Il le dira après un temps ; il le dira avec un enthousiasme d’attendrissement, et il fera cent fois plus d’effet qu’avec une péroraison inutile.

Mon cher ange, il est bien important que mes magots soient montrés à Fontainebleau. Il en court d’autres qui sont bien vilains. Votre Grasset, dont vous aviez eu la bonté de me parler, est venu ces jours-ci à Genève. Il m’a apporté une feuille manuscrite de la Pucelle d’Orléans qu’on m’attribue, et il m’a offert de me vendre le manuscrit pour cinquante louis, après m’avoir dit qu’il en connaissait six autres copies. J’ai envoyé sur-le-champ sa feuille au résident de France. Le conseil s’est assemblé. On a mis en prison mon Grasset, et on vient de le chasser de la ville. Il se vante de la protection de M. Berryer et il m’en a montré des lettres[3]. Je vous ai déjà dit un petit mot de cette aventure, dans une lettre[4] que mon secrétaire doit vous apporter.

Je compte avoir l’honneur d’envoyer, dans quelques jours, l’Orphelin de la Chine à Mme de Pompadour. Je vous prie que ce soit là son titre. C’est sous ce nom qu’il y a déjà une tragédie chinoise[5]. Le public y sera tout accoutumé. Mon cher ange, je ne m’accoutume guère à vivre loin de vous. Je me crois à la Chine. Adieu, homme adorable. V.

P. S. Il faut vous dire que les copistes qui sont ici n’écrivent pas trop bien ; mon secrétaire Colini écrit très-lisiblement ; son écriture est agréable. Il connaît la pièce ; il doit être las de l’avoir copiée ; mais si vous voulez avoir la bonté de la lui faire copier chez vous, il prendra volontiers cette peine, quoiqu’il soit fort occupé auprès d’une jolie Italienne[6] avec laquelle il fait le voyage de Paris. Alors nous enverrons cette copie bien musquée à Mme de Pompadour, avec de la jolie nonpareille ; et j’aurai l’honneur de lui écrire un petit mot dans le temps que vous choisirez pour lui envoyer la pièce.

Votre amitié ne se rebute point de toutes les peines que je lui donne, et de toutes les libertés que je prends. Elle est constante et courageuse. Mille tendres respects à tous les anges. V.

    les falsifications dont sont souillées les éditions de la Pucelle qui parurent à Francfort en 1755 et en 1756. Maubert, qui avait déjà écrit contre Voltaire (vojez tome XXIV, page 11), mourut à Altona le 21 novembre 1767. (Cl.)

  1. L’Orphelin, acte IV, scène iii.
  2. Joly de Fleury de La Valette, intendant de Bourgogne depuis 1749.
  3. Voyez la lettre 2988.
  4. Sans doute la lettre 2961.
  5. Voyez tome V, page 293.
  6. Colini ne l’a pas nommée dans Mon Séjour auprès de Voltaire, ouvrage publié en 1807, in-8°.