Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2946

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 403-404).

2946. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 6 juillet.

Mon cher ange, gardez-vous de penser que le quatrième et le cinquième magot soient supportables ; ils ne sont ni bien cuits ni bien peints. L’Orphelin était trop oublié. Zamti, qui avait joué un rôle principal dans les premiers actes, ne paraissait plus qu’à la fin de la pièce ; on ne s’intéressait plus à lui, et alors la proposition que sa femme lui fait de deux coups de poignard, un pour lui et un autre pour elle, ne pouvant faire un effet tragique, en faisait un ridicule. En un mot, ces deux derniers actes n’étaient ni assez pleins, ni assez forts, ni assez bien écrits. Mme Denis et moi nous n’étions point du tout contents. Nous espérons enfin que vous le serez. Il faut commencer par vous plaire pour plaire au public. Je vais vous envoyer la pièce. Elle ne sera peut-être pas trop bien transcrite, mais elle sera lisible. Le roi de Prusse m’a repris un de mes petits clercs pour en faire son copiste ; c’était un jeune homme de Potsdam[1]. J’ai rendu à César ce qui appartient à César, et il ne me reste plus qu’un scribe[2] qui a bien de la besogne en vers et en prose. Ce n’est pas une petite entreprise pour un malade de corriger tous ses ouvrages, et de faire cinq actes chinois. Mais, mon cher ange, quel temps prendrez-vous pour faire jouer la pièce ? Pour moi, je vous avoue que mon idée est de laisser passer tous ceux qui se présentent, et surtout de ne rien disputer à M. de Châteaubrun[3]. Il ne faut pas que deux vieillards se battent à qui donnera une tragédie, et il vaut mieux se faire désirer que de se jeter à la tête. J’imagine qu’il faudrait laisser l’hiver à ceux qui veulent être joués l’hiver. En ce cas, il faudrait attendre Pâques prochain, ou jouer à présent nos Chinois, Il y aurait un avantage pour moi à les donner à présent. Ce serait d’en faire la galanterie à Mme de Pompadour, pour le voyage de Fontainebleau. Il ne m’importe pas que L’Orphelin ait beaucoup de représentations. J’en laisse tout le profit aux comédiens[4] et au libraire, et je ne me réserve que l’espérance de ne pas déplaire. Si cette pièce avait le même succès qu’Alzire, à qui Mme Denis la compare, elle servirait de contre-poison à cette héroïne d’Orléans, qui peut paraître au premier jour ; elle disposerait les esprits en ma faveur. Voilà surtout l’effet le plus favorable que j’en peux attendre. Je crois donc, dans cette idée, que le temps qui précède le voyage de Fontainebleau est celui qu’il faut prendre ; mais je soumets toutes mes idées aux vôtres.

J’envoie l’ouvrage sous l’enveloppe de M. de Chauvelin. Je vous prie, mon divin ange, de le donner à M. le maréchal de Richelieu. Qu’il le fasse transcrire, s’il veut, pour lui et pour Mme de Pompadour, si cela peut les amuser.

J’ai cru devoir envoyer à Thieriot, en qualité de trompette, cet autre ancien ouvrage dont nous avons tant parlé. J’aime bien mieux qu’il coure habillé d’un peu de gaze que dans une vilaine nudité et tout estropié. On le trouve ici très joli, très-gai, et point scandaleux. On dit que les Contes de La Fontaine sont cent fois moins honnêtes. Il y a bien de la poésie, bien de la plaisanterie, et, quand on rit, on ne se fâche point ; surtout nulle personnalité. Enfin on sait qu’il y a trente ans que cette plaisanterie court le monde. La seule chose désagréable qu’il y aurait à craindre, ce serait la liberté que bien des gens se sont donnée de remplir les lacunes comme ils ont pu, et d’y fourrer beaucoup de sottises qu’ils ont ajoutées aux miennes.

Mon cher ange, je suis bien bon de songer à tout cela. Tout le monde me dit ici que je dois jouir en paix de mon charmant ermitage ; il est bien nommé les Délices ; mais il n’y a point de délices si loin de vous. Mille tendres respects à tous les anges.

  1. Il s’appelait Villaume : voyez lettre 2933.
  2. Wagnière, alors âgé d’environ quinze ans.
  3. Reçu à l’Académie française le 5 mai précédent, après avoir donné une tragédie de Philoctète en cinq actes (mars 1755).
  4. Voyez la lettre 2960.