Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2936

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 394-395).

2936. — À M. DE FORMONT.
Au Délices, 13 de juin.

Mon ancien ami et mon philosophe, je vous regretterai toute ma vie, vous et Mme du Deffant. Elle s’est donc accoutumée à la perte de la vue. Il me reste des yeux, mais c’est presque tout ce qui me reste. Je ne lui écris pas : qu’aurais-je à lui mander de ma solitude ? que je vois de mon lit le lac de Genève, le Rhône, l’Arve, des campagnes, une ville, et des montagnes. Cela n’est pas honnête à dire à quelqu’un qui a perdu deux yeux, et, qui pis est, deux beaux yeux ; mais je voudrais l’amuser, et vous aussi. Je voudrais vous envoyer certain poëme dans le goût de messer Ariosto, qui court dans Paris, indignement défiguré, plein de grossièretés et de sottises. Je veux en faire pour vous une petite copie bien propre, et vous l’envoyer. Vous en connaissez déjà quelque chose ; il est juste que vous l’ayez tout entier, et tel que je l’ai fait, puisque des gens sans goût l’ont tel que je ne l’ai pas fait. Mandez-moi comment, et par qui, je peux vous faire tenir cette ancienne plaisanterie, que je m’amusai à corriger il y a quelques années. Je ne veux pas perdre mes peines ; et c’est en être payé que de faire passer deux ou trois heures à me lire, les gens qui sont capables de bien juger. Notre ami Cideville est de ce petit nombre. S’il est encore à Paris, quand vous aurez cet ancien rogaton, je vous prierai de lui en faire part : car deux copies sont trop longues à faire. J’aimerais mieux vous envoyer cette espèce d’Histoire générale qu’on a autant défigurée que mon petit poëme ariostin. C’est un ouvrage plus honnête plus convenable à mon âge et à mon goût ; mais il faut un peu de temps pour achever le tableau des sottises humaines, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. J’ai été indigné et ennuyé de la manière dont on a presque toujours écrit les grandes histoires chez nos modernes. Un homme qui ne saurait pas que Daniel est un jésuite le prendrait pour un sergent de bataille. Cet homme ne vous parle jamais que d’aile droite et d’aile gauche. On retrouve enfin le jésuite quand il est à Henri IV, et c’est encore bien pis. Il semble qu’il ait voulu écrire la vie du révérend père Cotton, et qu’il parle par occasion du meilleur roi qu’ait eu la France ; mais ce qu’il oublie toujours, c’est la nation. L’histoire des mœurs et de l’esprit humain a toujours été négligée. C’est un beau plan que cette histoire ; c’est dommage que la bibliothèque du roi ne soit pas sur les bords de mon lac. Je n’ai pas laissé de trouver quelque secours ; je travaille quand je me porte tolérablement : je bâtis, je plante, je sème, je cultive des fleurs, je meuble deux maisons aux deux bouts du lac, tout cela fort vite, parce que la vie est courte. Mme Denis a eu assez de philosopbie et assez d’amitié pour quitter la vilaine maison que nous occupions à Paris, et pour se transporter dans le plus beau lieu de la nature. Il fallait sans doute cette philosophie et cette amitié, car on est assez porté à croire qu’un trou à Paris vaut mieux qu’un palais ailleurs. Pour moi, je n’aime ni les trous ni les palais ; mais je suis très-content d’une maison riante et commode, encore plus content de mon indépendance, de ma vie libre et occupée ; et sans vous, sans Mme du Deffant, sans quelques autres personnes que je n’oublierai jamais, je serais bien loin de connaître les regrets.

Adieu, mon ancien ami ; continuez à tirer le meilleur parti que vous pourrez de ce songe de la vie. Je vous embrasse tendrement.