Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2934

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 392-393).

2934. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, par Genève, 13 juin.

Je n’ai de termes ni en vers, ni en prose, ni en français, ni en chinois, mon cher et respectable ami, pour vous dire à quel point vos bontés tendres et attentives pénètrent mon cœur. Vous êtes le saint Denis qui vient au secours de Jeanne. J’ai reçu votre lettre par M. Mallet ; mais les choses sont pires que vous ne les croyez. M. le duc de La Vallière me mande qu’on lui a offert un exemplaire pour mille écus ; le beau-frère de Darget en a donné une ou deux copies. Je ne sais pas ce que ce Darget a fait, mais je sais que, dans tous les pays où il y a des libraires, on cherche à imprimer cette détestable et scandaleuse copie. Il faut, de toute nécessité, que je fasse transcrire la véritable. Je suivrai votre conseil ; je l’enverrai à M. de La Vallière, et à la personne dont vous me parlez[1]. Vous l’aurez sans doute ; mais que de temps demande cette opération ! Je me donnerai bien de la peine, et, pendant ce temps-là, l’ouvrage paraîtra tronqué, défiguré, et dans toute son abomination. Au reste, vous avez trop de goût pour ne pas penser que les grossièretés ne conviennent pas même aux ouvrages les plus libres ; il y en a très-peu dans l’Arioste. Deux ou trois coups, dit-elle, est fort plat ; et rien du tout, lui dit-elle[2], est plaisant. Tous les gros mots sont horribles dans un poëme, de quelque nature qu’il soit. Il faut encore de l’art et de la conduite jusque dans l’ivresse de la plaisanterie, et la folie même doit être conduite par la sagesse. Le résident de France et un magistrat sont venus chez moi lire la véritable leçon. Ils ont été intéressés en pouffant de rire ; ils ont dit qu’il faudrait être un sot pour être scandalisé. Voilà où j’en suis, c’est-à-dire au désespoir : car, malgré l’indulgence de deux hommes graves, je suis plus grave qu’eux. Une vieille plaisanterie de trente ans jure trop avec mon âge et ma situation. Dieu veuille me rendre ma raison tragique, et m’envoyer à Pékin !

On dit qu’il est venu à Paris un nouvel acteur[3] égal à Lekain ; ce serait bien là notre affaire. Adieu, mon ange ; je ferai ce que je pourrai. Dieu a donc béni Mahomet ! Est-il possible que Rome sauvée ait été mal jouée et plus mal imprimée, et qu’on ne puisse pas reprendre sa revanche ? Il faut bien du temps pour faire revenir les hommes. Les talents ne sont point faits pour rendre heureux ; il n’y a que votre amitié qui ait ce privilège. Adieu ; mille tendres respects à tous les anges. Mme Denis vous dit toutes les mêmes choses que moi.

  1. Mme de Pompadour ; voyez lettre 2931.
  2. La Pucelle, ch. II, v. 413.
  3. Il s’agit probablement de Clavareau de Rochebelle, qui débuta, le 28 avril 1755, par le rôle d’Andronic, et joua successivement ceux de Zamore et du comte d’Essex, mais qui ne fut pas admis.