Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2919

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 379-380).

2919. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
24 mai.

Comptez, mon cher ange, que tant que j’aurai des mains et un petit fourneau encore allumé, je les emploierai à recuire vos cinq magots de la Chine. Soyez bien sûr qu’il n’y a que vous et les vôtres qui me ranimiez ; mais je vous avoue que mes mains sont paralytiques, et que ma terre de la Chine est à la glace. Par tout ce que j’apprends des infidélités de ce monde, il y a un maudit âne[1] qui me désespère. Vous l’avez, cet une, et vous savez qu’il est bien plus poli et bien plus honnête que celui qui court. J’ai relu le chant onzième[2] ; il y a depuis longtemps :


En fait de guerre, on peut bien se méprendre,
Ainsi qu’ailleurs ; mal voir et mal entendre
De l’hëroïne était souvent le cas,
Et saint Denis ne l’en corrigea pas.


Vous auriez eu la vraie leçon, si vous aviez apporté la défectueuse à Plombières.

Il y a dans le chant onzième[3] :


Ce que César sans pudeur soumettait
À Nicomède, en sa belle jeunesse ;
Ce que jadis le héros de la Grêce
Admira tant dans son Éphestion ;
Ce qu’Adrien mit dans le Panthéon :
Que les héros, ô ciel, ont de faiblesse !


Enfin je n’ai rien vu dans la bonne leçon que de fort poli et de fort honnête ; mais il arrivera sans doute que quelqu’une des détestables copies qui courent sera imprimée. Vous ne sauriez croire à quel point je suis affligé. L’ouvrage, tel que je l’ai fait il y a plus de vingt ans, est aujourd’hui un contraste bien désagréable avec mon état et mon âge ; et, tel qu’il court le monde, il est horrible à tout âge. Les lambeaux qu’on m’a envoyés sont pleins de sottises et d’impudence ; il y a de quoi faire frémir le bon goût et l’honnêteté ; c’est le comble de l’opprobre de voir mon nom à la tête d’un tel ouvrage. Mme Denis écrit à M. d’Argenson, et le supplie de se servir de son autorité pour empêcher l’impression de ce scandale. Elle écrit à M. de Malesherbes ; et nous vous conjurons tous deux, mon cher et respectable ami, de lui en parler fortement : c’est ma seule ressource. M. de Malesherbes est seul à portée d’y veiller. Enfin ayez la bonté de me mander ce qu’il y a à craindre, à espérer, et à faire. Veillez sur notre retraite ; mettez-moi l’esprit en repos. Ne puis-je au moins savoir qui est ce possesseur du manuscrit, qui l’a lu à Vincennes tout entier ? si je le connaissais, ne pourrais-je pas lui écrire ? ma démarche auprès de lui ne me justifierait-elle pas un jour ? ne dois-je pas faire tout au monde pour prouver combien cet ouvrage est falsifié, et pour détruire les soupçons qu’on pourrait former un jour que j’ai eu part à sa publication ? Enfin il faut que je sois tranquille pour penser à la Chine : et je ne songerai à Gengis-kan que lorsque vous m’aurez éclairé, au moins sur ce qui me trouble, et que je me serai résigné. Adieu, mon cher ange. Jamais pucelle n’a tant fait enrager un vieillard ; mais j’ai peur que nos Chinois ne soient un peu froids : ce serait bien pis.

Parlez à M. de Malesherbes ; échauffez-moi, et aimez-moi.

  1. C’était alors le chant XIX de la Pucelle. Voyez les variante du chant XXI.
  2. Aujourd’hui le XIIIe.
  3. Dans les premières éditions, c’était au chant X que se lisaient les six vers transcrits par Voltaire, et qui sont aujourd’hui dans le XIIe.