Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2911

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 371-372).

2911. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 1er mai.

L’éternel malade, le solitaire, le planteur de choux et le barbouilleur de papier, qui croit être philosophe au pied des Alpes, a tardé bien indignement, monseigneur le maréchal, à vous remercier de vos bontés pour Lekain ; mais demandez à Mme Denis si j’ai été en état d’écrire. J’ai bien peur de n’être plus en état d’avoir la consolation de vous faire ma cour. J’aurai pourtant l’honneur de vous envoyer ma petite drôlerie[1] ; c’est le fruit des intervalles que mes maux me laissaient autrefois ; ils ne m’en laissent plus aujourd’hui, et j’aurai plus de peine à corriger ce misérable ouvrage que je n’en ai eu à le faire. J’ai grande envie de ne le donner que dans votre année[2] Cette idée me fait naître l’espérance de vivre encore jusque-là. Il faut avoir un but dans la vie, et mon but est de faire quelque chose qui vous plaise, et qui soit bien reçu sous vos auspices. Vous voilà. Dieu merci, en bonne santé, monseigneur ; et les affaires, et les devoirs de la cour, et les plaisirs qui étaient en arrière par votre maudit érysipèle, vous occupent à présent que vous avez la peau nette et fraîche.

Je n’ose, dans la multitude de vos occupations, vous fatiguer d’une ancienne requête que je vous avais faite avant votre cruelle maladie : c’était de daigner me mander si certaines personnes[3] approuvaient que je me fusse retiré auprès du fameux médecin Tronchin, et à portée des eaux d’Aix. Ce Tronchin-là a tellement établi sa réputation qu’on vient le consulter de Lyon et de Dijon, et je crois qu’on y viendra bientôt de Paris. On inocule, ce mois-ci, trente jeunes gens à Genève. Cette méthode a ici le même cours et le même succès qu’en Angleterre. Le tour des Français vient bien tard, mais il viendra. Heureusement la nature a servi M. le duc de Fronsac aussi bien que s’il avait été inoculé.

Il me semble que ma lettre est bien médicale ; mais pardonnez à un malade qui parle à un convalescent. Si je pouvais faire jamais une petite course dans votre royaume de Cathai, vous et le soleil de Languedoc, mes deux divinités bienfaisantes, vous me rendriez ma gaieté, et je ne vous écrirais plus de si sottes lettres. Mais que pouvez-vous attendre du mont Jura, et d’un homme abandonné à des jardiniers savoyards et à des maçons suisses ? Mme Denis est toujours, comme moi, pénétrée pour vous de l’attachement le plus tendre. Elle l’exprimerait bien mieux que moi ; elle a encore tout son esprit ; les Alpes ne l’ont point gâtée.

Conservez vos bontés, monseigneur, à ces deux Allobroges qui vivent à la source[4] du Rhône, et qui ne regrettent que les climats où ce fleuve coule sous votre commandement. Le Rhône n’est beau qu’en Languedoc. Je vous aimerai toujours avec bien du respect, mais avec bien de la vivacité, et je serai à vos ordres si je vis.

  1. L’Orphelin de la Chine, que Voltaire dédia à Richelieu.
  2. Voyez la lettre 2922.
  3. Louis XV et Mme de Pompadour.
  4. Immédiatement après Genève, le Rhône, qui traverse cette ville, semble tirer sa source du lac Léman : mais c’est au contraire celui-ci qu’alimente le Rhône, dont la source prend naissance au pied du mont Furca, sur les confins du Valais, du canton de Berne, et de celui d’Uri. (Cl.)