Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2896

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 360-361).

2896. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près de Genève, 25 mars.

Madame, je ne suis donc destiné qu’à être de loin le malade de Votre Altesse sérénissime ! La grande maîtresse des cœurs a l’avantage de souffrir auprès de vous, et il est sûr qu’elle en souffre infiniment moins. C’est du moins une consolation pour moi d’être dans un lit que monseigneur le prince, votre fils, a mieux occupé que moi ; je crois qu’il y dormait mieux. J’ai acheté toute meublée la maison où il a passé un été ; mais j’ai fait abattre un trône qu’on lui avait fait pour avoir la vue de Genève et de son lac. Votre Altesse sérénissime me dira que depuis quelque temps je n’aime pas les trônes : je les aimerais si Votre Altesse sérénissime avait un royaume. Mais si je détruis les trônes de sapin peints en vert, j’abats toutes les murailles qui cachent la vue, et monseigneur le prince ne reconnaîtrait plus sa maison. Est-il possible, madame, que votre malade plante et bâtisse, et que ce ne soit pas à Gotha ? J’ai appelé ce petit ermitage les Délices ; il portait le nom de Saint-Jean. Celui que je lui donne est plus gai. Il n’y a pas d’apparence que je quitte une maison charmante et des jardins délicieux où je suis le maître, et un pays où je suis libre, pour aller chez un roi, fût-ce le roi de Cocagne. Je ne quitterai mes Délices que pour des délices plus grandes, pour faire encore ma cour à Votre Altesse sérénissime. Je n’irai point à Berlin essuyer des caprices cruels, ni à Paris m’exposer à des billets de confession : je crains les monarques et les évêques. Je vivrai et je mourrai en paix, s’il plaît à la destinée, la souveraine de ce monde : car j’en reviens toujours là ; c’est elle qui fait tout, et nous ne sommes que ses marionnettes. Si je n’avais pas été condamné à passer presque tout le mois de mars dans mon lit par cette destinée, qui prédétermine les corps et les âmes, j’aurais écrit plus tôt à ma protectrice, à ma bienfaitrice, à celle qui aura toujours mes premiers respects et les premiers hommages de mon cœur.

Nous avons à Genève le premier ministre de Cassel, qui a été autrefois gouverneur du prince, et qui vient demander pardon aux cendres de Calvin de la désertion de son pupille.

Recevez, madame, les profonds respects que je présente à Votre Altesse sérénissime et à votre auguste maison.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.