Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2892

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 356-357).

2892. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, près de Genève, 8 mars.

Mes Délices sont un tombeau, mon cher et respectable ami. Nous voilà, ma garde-malade et moi, sur les bords du lac de Genève et du Rhône ; je mourrai du moins chez moi. Il est vrai qu’il serait assez agréable de vivre dans une maison charmante, commode, spacieuse, entourée de jardins délicieux ; mais j’y vivrai sans vous, mon cher ange, et c’est être véritablement exilé. Notre établissement nous coûte beaucoup d’argent et beaucoup de peines. Je ne parle qu’à des maçons, à des charpentiers, à des jardiniers ; je fais déjà tailler mes vignes et mes arbres. Je m’occupe à faire des basses-cours. Vous croirez, sur cet exposé, que j’ai abandonné votre Orphelin ; ne me faites pas cette cruelle injustice. Vous aurez vos cinq magots chinois incessamment, et tout ce que je vous ai promis. J’ai travaillé autant que l’a permis ma déplorable santé. Si vous l’ordonnez, le tout partira à l’adresse de M. de Chauvelin[1], l’intendant des finances, à votre premier ordre. Si vous voulez me donner jusqu’à Pâques, j’aurai encore peut-être le temps de limer, et l’envie de vous plaire pourra m’inspirer. Je ne vous parlerai plus de Lambert, quoique sa négligence m’embarrasse ; je ne vous parlerai que de Gengis ; c’est Arlequin poli par l’amour[2]. C’est plutôt le Cimon de Boccace et de La Fontaine.


Chimon aima, puis devint honnête homme.

(La Courtisane amoureuse, vers 21.)

Voilà le sujet de la pièce. Vous aviez raison de découvrir cinq actes dans mes trois. Le germe y était ; reste à savoir si cette tragédie aura la sève et le montant d’Alzire ; non assurément. J’y ai fait tout ce que le sujet et ma faiblesse comportent ; mais ce n’est pas assez de faire bien, il faut être au goût du public ; il faut intéresser les passions de ses juges, remuer les cœurs, et les déchirer. Mes Tartares tuent tout, et j’ai peur qu’ils ne fassent pleurer personne.

Laissons d’abord passer toutes les mauvaises pièces qui se présenteront ; ne nous pressons point, et tâchons que dans l’occasion on dise : Cela est bien ; et s’il était parmi nous, cela serait encore mieux.


In qua scribebat, barbara terra fuit.

(Ovid., Trist., III, eleg. i, v. 18.)

Consolez-moi, mon cher ange, en m’apprenant que vous êtes heureux, vous et les vôtres. Je baise toujours le bout des ailes de tous les anges.

  1. Jacques-Bernard de Chauvelin, frère du marquis et de l’abbé de Chauvelin.
  2. Titre d’une petite pièce donnée par Marivaux, au Théâtre-Italien, en 1720.