Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2860

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 329-330).

2860. — À M. DE GAUFFECOURT[1].
À Prangins, 30 janvier 1755.

Mme Denis et moi, monsieur, nous apprenons par M. Marc Chappuis[2] les nouvelles obligations que nous vous avons. Je voudrais pouvoir vous écrire de ma main, mais je suis tout perclus sur les bords de votre lac. Le soleil de Montpellier me serait plus favorable que les glaces du mont Jura. Je n’ai point eu la force d’aller aux bains d’Aix en Savoie, dans une saison si rigoureuse. Il faut attendre le retour du printemps, et le vôtre, pour adoucir tant de souffrances. On me fait craindre que les mêmes personnes qui ont donné sous mon nom une prétendue Histoire universelle, remplie de fautes absurdes, n’impriment aussi un poëme composé il y a plus de vingt ans[3], qu’elles défigureront de même. Les belles-lettres ne sont pas faites pour rendre heureux ceux qui les cultivent, et notre royaume n’est pas de ce monde[4]. Je me console avec ma garde-malade des maux que me font la nature, la fortune, et les imprimeurs : son courage m’en donne beaucoup ; elle brave les neiges et mes malheurs, et me rend tout cela très-supportable. Vous m’avouerez que, sans elle, il serait assez dur de n’être entouré que des Alpes, et d’être privé même de la consolation d’avoir ses livres. Nous manquons de tout assez patiemment ; mais nous espérons vous revoir cet été, et alors nous ne manquerons de rien. On prétend que je ne saurais vivre, et que je suis un homme mort si je m’éloigne du docteur Tronchin. Il faut que je sois désespéré si je crois enfin à la médecine : je crois bien davantage à votre amitié ; c’est elle qui m’autorise à présenter mes respects à M. le comte de Bellegarde. Je suis persuadé que vous ne m’oublierez point auprès de M. de La Popelinière, et que la philosophe[5] se souviendra de moi. À propos de philosophie, voyez-vous toujours messieurs de l’Encyclopédie ? Ce sont des seigneurs de la plus grande terre qui soit au monde. Je souhaite qu’ils la cultivent toujours avec une entière liberté ; ils sont faits pour éclairer le monde hardiment, et pour écraser leurs ennemis. Adieu, monsieur ; souvenez-vous de deux solitaires qui vous seront toujours bien tendrement attachés. Je vous embrasse.

  1. Fermier des sels du Valais. C’est de lui qu’il est question dans les Confessions de J.-J. Rousseau. Il demeurait alors chez le comte de Bellegarde, envoyé de Pologne, rue Saint-Marc, et avait loue à Montbrillant, tout prés de Genève et à côté des Délices, une campagne où il passait les étés.
  2. Voyez la lettre 2855.
  3. La Pucelle.
  4. Jean, xviii, 36.
  5. Mme d’Épinay.