Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2854

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 323-324).

2854. — À M. DE CIDEVILLE.
À Prangins, le 23 janvier.

Mon cher et ancien ami, car, Dieu merci, il y a cinquante ans que vous l’êtes, vous avez sur moi de terribles avantages. Vous êtes à Paris ; vous avez une santé et un esprit à la Fontenelle ; vous écrivez menu et avec plus d’agrément que jamais ; et moi, je peux rarement écrire de ma main, et je suis accablé de souffrances sur les bords du lac de Genève. La seule chose dont je puisse bénir Dieu est la mort[1] de Royer. Dieu veuille avoir son âme et sa musique !

Cette musique n’était point de ce monde. Le traître m’avait immolé à ses doubles crocbes, et avait choisi, pour m’égorger, un ancien porte manteau du roi, nommé Sireuil. Dieu est juste, il a retiré Royer à lui, et je crains à présent beaucoup pour le porte manteau.

Si on s’obstine à jouer ce funeste opéra de Prométhée, que Sireuil et Royer ont défiguré à qui mieux mieux, il faudra me mettre dans la liste des proscrits de ce vieux fou de Crébillon. J’y serais bien sans cela. J’ai eu à craindre les sifflets sur les bords de la Seine, et les Mandrin sur les bords du lac Léman. Ils prenaient assez souvent leurs quartiers d’hiver dans une petite ville tout auprès du château où je suis ; et Mandrin vint, il y a un mois, se faire panser de ses blessures par le plus fameux chirurgien de la contrée. Du temps de Romulus et de Thésée, il eût été un grand homme ; mais de tels héros sont pendus aujourd’hui.

Voilà ce que c’est que d’être venu au monde mal à propos, il faut prendre son temps en tout genre. Les géomètres qui viennent après Newton, et les poëtes tragiques qui viennent après Racine, sont mal reçus dans ce monde. Je plains les Troyennes[2] et les Adieux d’Hector de se présenter après la tragédie d’Andromaque.

J’imagine que vous logez toujours avec votre digne compatriote le grand abbé[3]. Je vous souhaite à tous deux des années longues et heureuses, exemptes de coliques, de sciatique, et de toutes les misères rassemblées sur mon pauvre individu.

Je vous embrasse tendrement.

  1. Le 11 janvier ; voyez la lettre 2789.
  2. Tragédie de Châteaubrun, jouée, pour la première fois, le 11 mars 1754. et assez mal reçue d’abord. — Les Adieux d’Hector étaient sans doute Astyanax, autre tragédie du même auteur, jouée une seule fois, et sans succès, le 5 janvier 1756, (Cl.)
  3. L’abbé du Resnel, qui demeurait rue Saint-Pierre, près de la rue Notre-Dame-des-Victoires.