Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2795

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 267-268).

2795. — À MADAME DE FONTAINE,
à paris.
À Colmar, le 6 octobre.

Ma chère nièce, je pense que c’est bien assez que mes trois magots vous aient plu ; mais ils pourraient déplaire à d’autres personnes ; et, quoique ni vous ni elles ne soyez pas absolument disposées à vous tuer avec vos maris, cependant il se pourrait trouver des gens qui feraient croire que, toutes les fois qu’on ne se tue pas en pareil cas, on a grand tort ; et on irait s’imaginer que les dames qui se tuent à six mille lieues d’ici font la satire de celles qui vivent à Paris. Cela serait très-injuste ; mais on fait des tracasseries mortelles, tous les jours, sur des prétextes encore plus déraisonnables.

J’ai prié instamment M, d’Argental de ne me point exposer à de nouvelles peines. Ce qui pourrait résulter d’agrément d’un petit succès serait bien peu de chose, et les dégoûts qui en naîtraient seraient violents. Je vous remercie de vous être jointe à moi pour modérer l’ardeur de M. d’Argental, qui ne connaît point le danger quand il s’agit de théâtre. C’en serait trop que d’élre vilipendé à la fois à l’Opéra et à la Comédie : c’est bien assez que M. Royer m’immole à ses doubles croches.

Ne pourriez-vous point, quand vous irez à l’Opéra, parler à ce sublime Royer, et lui demander au moins une copie des paroles telles qu’il les a embellies par sa divine musique ? Vous auriez au moins le premier avant-goût des sifflets ; c’est un droit de famille qu’il ne peut vous refuser.

Vous ne me dites rien de monsieur l’abbé ; je le croyais déjà sur la liste des bénéfices[1]. Votre sœur est religieuse dans mon couvent ; cependant, si ma santé le permet, nous irons passer une partie de l’hiver à la cour de l’électeur Palatin[2], qui veut bien m’en donner la permission ; après quoi nous irions habiter une terre assez belle du côté de Lyon, qu’on me propose actuellement. Mais la mauvaise santé est un grand obstacle au voyage de Manheim ; j’aimerais mieux sans doute faire celui de Plombières. Si votre estomac vous y ramène jamais, mon cœur m’y ramènera. Votre sœur aura un autre régime que vous ; elle n’est pas faite pour prendre les eaux avec votre régularité.

Adieu, ma chère nièce ; il faut espérer que je vous reverrai encore.

  1. Voyez page 259.
  2. Voltaire ne put se rendre à la cour de Charles-Théodore qu’en juillet 1758.