Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2794

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 266-267).

2794. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 6 octobre.

Mon cher ange, j’ai assez de justice, et, dans cette occasion-ci, assez d’amour-propre pour croire que vous jugez bien mieux que moi. C’est déjà beaucoup, c’est tout pour moi, que vous, et Mme d’Argental, et vos amis, vous soyez contents ; mais, en vérité, les personnes que vous savez ne le seront point du tout. Les partisans éclairés de Crébillon ne manqueront pas de crier que je veux attaquer impudemment, avec mes trois bataillons étrangers, les cinq gros corps[1] d’armée romaine. Vous croyez bien qu’ils ne manqueront pas de dire que c’est une bravade faite à sa protectrice[2] ; et Dieu sait si alors on ne lui fera pas entendre que c’est non-seulement une bravade, mais une offense et une espèce de satire. Comme vous jugez mieux que moi, vous voyez encore mieux que moi tout le danger ; vous sentez si ma situation me permet de courir de pareils hasards. Vous m’avouerez que, pour se montrer dans de telles circonstances, il faudrait être sûr de la protection de la personne à qui je dois craindre de déplaire. Si malheureusement les allusions, les interprétations malignes, faisaient l’effet que je redoute, on en saurait aussi mauvais gré à vos amis, et surtout à vous, qu’à moi. Je suis persuadé que vous avez tout examiné avec votre sagesse ordinaire ; mais l’événement trompe souvent la sagesse. Vous ne voyez point les allusions, parce que vous êtes juste ; le grand nombre les verra très-clairement, parce qu’il est très-injuste. En un mot, ce qui peut en résulter d’agrément est bien peu de chose. Le danger est très-grand, les dégoûts seraient affreux, et les suites bien cruelles. Peut-être faudrait-il attendre que le grand succès du Triumvirat fût passé ; alors on aurait le temps de mettre quelques fleurs à notre étoffe de Pékin ; on pourrait même en faire sa cour à la personne qu’on craint[3], et on préviendrait ainsi toutes les mauvaises impressions qu’on pourrait lui donner. Vous me direz que je vois tout en noir, parce que je suis malade ; Mme Denis, qui se porte bien, pense tout comme moi. Si vous croyez être absolument sûr que la pièce réussira auprès de tout le monde, et ne déplaira à personne, mes raisons, mes représentations ne valent rien ; mais vous n’avez aucune sûreté, et le danger est évident. Vous seriez au désespoir d’avoir fait mon malheur, et de vous être compromis en ne cherchant qu’à me donner de nouvelles marques de vos bontés et de votre amitié. Songez donc à tout cela, mon cher et respectable ami. Je veux bien du mal à ma maudite Histoire générale, qui ne m’a pas fourni encore un sujet de cinq actes. Je n’en ai trouvé que trois à la Chine, il en faudra chercher cinq au Japon. Je crois y être, en étant à Colmar ; mais j’y suis avec une personne qui vous est aussi attachée que moi. Nous parlons tous les jours de vous ; c’est le seul plaisir qui me reste. Adieu ; mille tendres respects à toute la hiérarchie des anges.

  1. Le Triumvirat de Crébillon, en cinq actes.
  2. Mme de Pompadour.
  3. Mme de Pompadour.