Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2700

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 175-176).

2700. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Colmar, le 24 février.

Je ne vous écris point de ma main, mon cher et respectable ami. On dit que vous êtes malade comme moi ; jugez de mes inquiétudes. Voici le temps de profiter des voies du salut que le clergé ouvre à tous les fidèles. Si vous avez un Bayle dans votre bibliothèque, je vous prie de me l’envoyer par la poste, afin que je le fasse brûler, comme de raison, dans la place publique de la capitale des Hottentots, où j’ai l’honneur d’être. On fait ici de ces sacrifices assez communément ; mais on ne peut reprocher en cela à nos sauvages d’immoler leurs semblables, comme font les autres anthropophages. Des révérends pères jésuites fanatiques ont fait incendier ici sept exemplaires de Bayle ; et un avocat général[1] de ce qu’on appelle le conseil souverain d’Alsace a jeté le sien tout le premier dans les flammes, pour donner l’exemple, dans le temps que d’autres jésuites, plus adroits, font imprimer Bayle à Trévoux[2] pour leur profit. Je cours risque d’être brûlé, moi qui vous parle, avec la belle Histoire de Jean Néaulme. Nous avons un évêque de Porentru (qui eût cru qu’un Porentru fût évêque de Colmar ?) ; ce Porentru[3] est grand chasseur, est grand buveur de son métier, et gouverne son diocèse par des jésuites allemands qui sont aussi despotiques parmi nos sauvages des bords du Rhin qu’ils le sont au Paraguai. Vous voyez quels progrès la raison a faits dans les provinces. Il y a plus d’une ville gouvernée ainsi ; quelques justes haussent les épaules et se taisent. J’avais choisi cette ville comme un asile sûr, dans lequel je pourrais surtout trouver des secours pour les Annales de l’Empire, et j’en ai trouvé pour mon salut plus que je ne voulais. Je suis près d’être excommunié solidairement avec Jean Néaulme. Je suis dans mon lit, et je ne vois pas que je puisse être enseveli en terre sainte. J’aurai la destinée de votre chère Adrienne[4], mais vous ne m’en aimerez pas moins.

Portez-vous bien, je vous en prie, si vous voulez que j’aie du courage. J’en ai grand besoin. Jean Néaulme m’a achevé. Jeanne d’Arc viendra à son tour. Tout cela est un peu embarrassant avec des cheveux blancs, des coliques, et un peu d’hydropisie et de scorbut. Deux personnes de ce pays-ci se sont tuées ces jours passés[5] : elles avaient pourtant moins de détresse que moi ; mais l’espérance de vous revoir un jour me fait encore supporter la vie.

  1. Il s’appelait Muller ; voyez page 172.
  2. La seule édition du Dictionnaire de Bayle qui ait été faite à Trévoux est de 1734, en cinq volumes in-folio.
  3. Ce Porentru était le prince-évêque de Bâle, qui avait, dans la ville de Porentruy, à deux pas de la frontière française, un château où il résidait.
  4. Adrienne Lecouvreur.
  5. Voyez lettre 2708.