Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2708

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 183-185).

2708. — A. MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.


Votre lettre, madame, m’a attendri plus que vous ne pensez, et je vous assure que mes yeux ont été un peu humides en lisant ce qui est arrivé aux vôtres. J’avais jugé, par la lettre de M. de Formont, que vous étiez entre chien et loup, et non pas tout à fait dans la nuit. Je pensais que vous étiez à peu près dans l’état de Mme de Staal, ayant par-dessus elle le bonheur inestimable d’être libre, de vivre chez vous, et de n’être point assujettie, chez une princesse, à une conduite gênante qui tenait de l’hypocrisie ; enfin d’avoir des amis qui pensent et qui parlent librement avec vous.

Je ne regrettais donc, madame, dans vos yeux que la perte de leur beauté, et je vous savais même assez philosophe pour vous en consoler ; mais, si vous avez perdu la vue, je vous plains infiniment ; je ne vous proposerai pas l’exemple de M. de S…, aveugle à vingt ans, toujours gai, et même trop gai. Je conviens avec vous que la vie n’est pas bonne à grand’chose ; nous ne la supportons que par la force d’un instinct presque invincible que la nature nous a donné ; elle a ajouté à cet instinct le fond de la boîte de Pandore, l’espérance.

C’est quand cette espérance nous manque absolument, ou lorsqu’une mélancolie insupportable nous saisit, que l’on triomphe alors de cet Instinct qui nous fait aimer les chaînes de la vie, et qu’on a le courage de sortir d’une maison mal bâtie qu’on désespère de raccommoder. C’est le parti qu’ont pris, en dernier lieu, deux personnes du pays que j’habite.

L’un de ces deux philosophes est une fille de dix-huit ans, à qui les jésuites avaient tourné la tête, et qui, pour se défaire d’eux, est allée dans l’autre monde. C’est un parti que je ne prendrai point, du moins sitôt, par la raison que je me suis fait des rentes viagères sur deux souverains[1], et que je serais inconsolable si ma mort enrichissait deux têtes couronnées.

Si vous avez, madame, des rentes viagères sur le roi, ménagez-vous beaucoup, mangez peu, couchez-vous de bonne heure, et vivez cent ans.

Il est vrai que le procédé de Denis de Syracuse est incompréhensible comme lui ; c’est un rare homme. Il est bon d’avoir été à Syracuse, car je vous assure que cela ne ressemble en rien au reste de notre globe.

Le Platon de Saint-Malo[2], au nez écrasé et aux visions cornues, n’est guère moins étrange : il est né avec beaucoup d’esprit et avec des talents ; mais l’excès seul de son amour-propre en a fait à la fin un homme très-ridicule et très-méchant. N’est-ce pas une chose affreuse qu’il ait persécuté son bon médecin Akakia, qui avait voulu le guérir de la folie par des lénitifs ?

Qui donc, madame, a pu vous dire que je me marie ? Je suis un plaisant homme à marier ! Il y a six mois que je ne sors point de ma chambre, et que de douze heures du jour j’en souffre dix. Si quelque apothicaire avait une fille bien faite, qui sût donner promptement et agréablement des lavements, engraisser des poulets, et faire la lecture, j’avoue que je serais tenté ; mais le plus vrai et le plus cher de mes désirs serait de passer avec vous le soir de cette journée orageuse qu’on appelle la vie. Je vous ai vue dans votre brillant matin, et ce serait une grande douceur pour moi si je pouvais aider à votre consolation, et m’entretenir avec vous librement, dans ces moments si courts qui nous restent, et qui ne sont suivis d’aucuns moments.

Je ne sais pas trop ce que je deviendrai, et je ne m’en soucie guère ; mais comptez, madame, que vous êtes la personne du monde pour qui j’ai le plus tendre respect et l’amitié la plus inaltérable.

Permettez que je fasse mille compliments à M. de Formont. Le président Hénault donne-t-il toujours la préférence à la reine sur vous ? Il est vrai que la reine a bien de l’esprit.

Adieu, madame ; comptez que je sens bien vivement votre triste état, et que, du bord de mon tombeau, je voudrais pouvoir contribuer à la douceur de votre vie. Restez-vous à Paris ? passez-vous l’été à la campagne ? les lieux et les hommes vous sont-ils indifférents ? Votre sort ne me le sera jamais.

  1. Le duc de Wurtemberg et l’électeur palatin Charles-Théodore.
  2. Maupertuis.