Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2610

Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 85-86).

2610. — REQUÊTE DU SIEUR DE VOLTAIRE AU ROI DE FRANCE[1].
recommandé à monseigneur le comte d’argenson,
ministre de la guerre.
(28 juin.)

Sire, le sieur de Voltaire prend la liberté de faire savoir à Sa Majesté qu’après avoir travaillé deux ans et demi avec le roi de Prusse pour perfectionner les connaissances de ce prince dans la littérature française, il lui a remis avec respect sa clef, son cordon, et ses pensions ; qu’il a annulé par écrit le contrat que Sa Majesté prussienne avait fait avec lui, promettant de le rendre dès qu’il sera maître de ses papiers, et de n’en faire aucun usage, et ne voulant d’autre récompense que celle d’aller mourir dans sa patrie. Il allait aux eaux de Plombières avec la permission de Votre Majesté. La dame Denis vint au-devant de lui à Francfort, avec un passe-port.

Le nommé Dorn, commis du sieur Freytag qui se dit résident du roi de Prusse à Francfort, arrête, le 20 juin, la dame Denis, veuve d’un officier de Votre Majesté, munie de son passeport ; il la traîne lui-méme dans les rues avec des soldats, sans aucun ordre, sans la moindre formalité, sans le moindre prétexte, la conduit en prison, et a l’insolence de passer la nuit dans la chambre de cette dame. Elle a été trente-six heures à l’article de la mort, et n’est pas encore rétablie le 28 juin.

Pendant ce temps-là, un marchand, nommé Schmith, qui se dit conseiller du roi de Prusse, fait le même traitement au sieur de Voltaire et à son secrétaire, et s’empare sans procès-verbal de tous leurs effets. Le lendemain, Freytag et Schmith viennent signifier à leurs prisonniers qu’il doit leur en coûter cent vingt-huit écus par jour pour leur détention.

Le prétexte de cette violence et de cette rapine est un ordre que les sieurs Freytag et Schmith avaient reçu de Berlin au mois de mai, de redemander au sieur de Voltaire le livre imprimé des poésies françaises de Sa Majesté prussienne, dont Sa Majesté prussienne avait fait présent audit sieur de Voltaire.

Ce livre étant à Hambourg, le sieur de Voltaire se constitua lui-même prisonnier sur sa parole par écrit, à Francfort, le 1er juin, jusqu’au retour du livre ; et le sieur Freytag lui signa, au nom du roi son maître, ces deux billets, l’un servant pour l’autre :

« Monsieur, sitôt le grand ballot que vous dites d’être à Hambourg ou Leipsick, qui contient l’œuvre de poëshie du roi, sera ici, et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où bon vous semblera. »

Le sieur de Voltaire lui donna encore, pour gages, deux paquets de papiers de littérature et d’affaires de famille, et le sieur Freytag lui signa ce troisième billet :

« Je promets de rendre à M. de Voltaire deux paquets d’écriture cachetés de ses armes, sitôt que le ballot où est l’œuvre de poëshie que le roi demande sera arrivé. »

L’œuvre de poésie revint le 9 juin[2], à l’adresse même du sieur Freytag, avec la caisse de Hambourg. Le sieur de Voltaire était évidemment en droit de partir le 20 juin. Et c’est le 20 juin que lui, sa nièce, son secrétaire, et ses gens, ont été traduits en prison de la manière ci-dessus énoncée.

  1. Mémoires et Journal du marquis d’Argenson"", tome V, édition Jannet.
  2. Lisez le 18 juin.