Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2528

Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 2-4).

2528. — À M. KŒNIG[1].
12 mars.

Vous avez donc reçu, monsieur, mon paquet du mois de janvier, le 2 mars, et moi j’ai reçu, le 11 mars, votre lettre du 2.

Je vous écris naturellement par la poste, n’écrivant rien que je ne pense, et ne pensant rien que je n’avoue à la face du public.

On se presse trop en Allemagne et en Angleterre de donner des recueils de vos campagnes contre Maupertuis. Votre victoire n’a pas besoin de tant de Te Deum ; et, puisque vous voulez bien que je vous dise mon avis, je trouve fort mauvais que les goujats de votre armée s’avisent de joindre aux pièces du procès, dans le recueil de Londres[2], les Éloges de La Mettrie et de Jordan. Les Anglais se soucient fort peu de ces deux hommes, qui n’ont rien de commun avec votre affaire. De plus, pourquoi se plaindre qu’on ait suivi, en faveur de ces académiciens, la coutume de faire une petite oraison funèbre ? Quel mal y a-t-il à cela ? J’avoue que La Mettrie avait fait des imprudences et de méchants livres ; mais, dans ses fumées, il y avait des traits de flamme. D’ailleurs c’était un très-bon médecin, en dépit de son imagination, et un très-bon diable, en dépit de ses méchancetés. On n’a point loué ses défauts dans son Èloge. On a justifié sa liberté de penser, et en cela même on a rendu service à la philosophie ; mais, encore une fois, tout cela est étranger à la querelle présente, et la matière n’est point une pièce du procès. Je vous conjure de vous tenir dans les bornes de vos États, où vous serez toujours victorieux. Toute l’Europe littéraire, qui s’est déclarée pour vous, approuve que vous donniez une histoire de l’injustice qu’on vous a faite, que vous rapportiez tous les témoignages des académies et des universités en votre faveur. Vos propres raisons ne sont pas les témoignages les moins convaincants. Vous sentez que cette histoire, qui doit passer à la postérité, et servir d’époque et de leçon à tous les gens de lettres, doit être écrite très-sérieusement, et avec autant de circonspection que de force. Il ne s’agit pas ici de plaisanterie : il s’agit d’instruire ; il s’agit de confondre par la raison l’erreur et la violence. Il me semble que chaque genre doit être traité dans le goût qui lui est propre. Les plaisanteries conviennent quand on répond à un ouvrage ridicule qui ne mérite pas d’être sérieusement réfuté.

Enfin, monsieur, voici mon avis, que je soumets à vos lumières : premièrement, la partie historique traitée avec sagesse et avec une éloquence touchante, sans compromettre personne et sans rien mêler d’étranger à l’affaire ; secondement, vos démonstrations mathiématiques et les témoignages des académies ; et enfin, puisqu’on ne peut s’en empêcher, les pièces agréables et réjouissantes qui ont paru à cette occasion.

Surtout, monsieur, comme ce recueil subsistera tant qu’il y aura au monde des académies, je vous demande en grâce qu’il n’y ait rien de personnel dans les plaisanteries. Le libraire Luzac avait promis plusieurs fois de retrancher de la Diatribe une raillerie concernant une maladie qu’on a eue à Montpellier. Il faut absolument qu’il tienne sa parole dans l’édition du recueil. Un impertinent ouvrage est livré au ridicule ; mais les personnes doivent être ménagées.

Après ces précautions, vous aurez pour vous les contemporains et la postérité. Personne n’aura droit de se plaindre. C’est ce que je peux vous prédire sans exalter mon âme, qui est tout à vous. À l’égard de mon corps, il est moribond, et je vais chercher à Plombières la fin de mes maux, d’une manière ou d’une autre.

Je viens de lire le dernier mémoire d’Euler ; il me paraît confus et absolument destitué de méthode. Je demeure jusqu’à présent dans l’idée que je vous ai exposée dans ma Lettre du 17 novembre dernier, que, lorsque la métaphysique entre dans la géométrie, c’est Arimane qui entre dans le royaume d’Oromasde, et qui y apporte les ténèbres. On a trouvé le secret, depuis vingt ans, de rendre les mathématiques incertaines. Rien n’annonce plus la décadence de ce siècle, où tout s’est affaibli parce qu’on a voulu tout outrer.

  1. Voyez la note 4, tome XXIII, page 560.
  2. Le recueil intitulé Maupertuisiana, Hambourg, 1753, contient, outre des pièces relatives à la querelle de Kœnig avec Maupertuis, les Éloges de trois philosophes (Jordan, La Mettrie, et Maupertuis), par Frédéric.