Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2479

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 535-537).

2479. — DE M. LERBER[1],
au nom des avoyers de berne.
Berne, ce 1er décembre 1752.

Voltaire, il est bien doux sans doute
De voir son nom par vous cité ;
Et vos écrits sont la grand’route
Qui mène à l’immortalité.
Sans flatterie et sans rancune,
Ami de la simple équité.
Vous osez, avec liberté,

Juger l’homme et non sa fortune.
Chez vous on voit également
Le roi, l’actrice et le marchand,
Ne faire ensemble qu’un volume ;
Et, pour prétendre au même rang,
Il leur suffit de votre plume.
Nous le savons ; mais, sûrement,
Nous accepterions librement
L’offre d’un honneur qui nous flatte
Si nous ne jugions seulement
La matière un peu délicate.
Eh ! mais, que dirait à Paris
Ce corps nombreux de beaux esprits.
Dont le bon goût est le partage,
Si, dans le siècle où nous vivons,
On voyait mis en étalage
Le nom d’un des Treize Cantons
À la tête de votre ouvrage !
Ces gens-là ne croiraient jamais,
Même en dépit de votre pièce,
Que nous ressemblons traits pour traits
Aux héros de Rome et de Grèce,
Dont vous leur ferez les portraits.
À coup sûr, quoi qu’on pût leur dire.
Ils penseraient que c’est pour rire ;
Et les Suisses, venons au fait,
Pour de bonnes raisons peut-être,
N’aiment déjà point trop paraître
Sur vos théâtres, on le sait.
D’ailleurs, dans cette paix profonde
Dont nous jouissons, grâce à Dieu,
L’honneur de briller dans le monde,
En gros ne nous touche que peu.
Malgré les oraisons funèbres
Où l’on prétend qu’il est honteux
De vivre ainsi dans les ténèbres,
Nous croyons, comme nos aïeux.
Que, tout pesé, il vaut bien mieux
Être tranquilles que célèbres.
Et surtout, soit dit en passant,
On tient ici pour ce système
Depuis qu’en certain document
Nous avons lu dernièrement
Que dans Pékin aujourd’hui même
On croit César mahométan.
Voltaire, voilà nos scrupules ;
Soit sagesse, soit vanité,
Notre public s’est entêté
De croire que les ridicules
Sont pires que l’obscurité.

Et, quand au temple de Mémoire,
Comme vous paraissez le croire.
Ou voudrait bien nous recevoir.

Nous n’aurions pas trop bonne mine,
Si nous venions là nous asseoir,
Avec nos habits de drap noir,
Près de vos rois fourrés d’hermine.

C’est pour Frédéric et Louis
Qu’Apollon vous prête sa lyre ;
Mais, pour les gens de mon pays,
Stumpf, j’en réponds, peut leur suffire.

Cependant, et n’en doutez pas.
Nous n’en lirons pas moins Alzire,
Charles Douze, Micromégas,
La Ligue, Memnon, et Zaïre.

Moi-même, aux yeux de l’univers
Je voudrais bien oser vous dire
Que c’est à force de vous lire
Que j’appris à faire ces vers.

  1. Sigismond-Louis Lerber est mort le 20 avril 1783. Cette réponse à Voltaire, ainsi que la lettre de Voltaire n° 2466, ont été publiées pour la première fois par M. Clogenson. (B.) — Nous donnons aujourd’hui le texte publié, par M. C.-G. Kœnig, dans la Suisse illustrée du 25 mai 1872.