Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2476

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 533-534).

2476. — À M. DARGET.
À Potsdam, le 4 décembre 1752.

Vous m’allez prendre pour un paresseux, mon cher Darget ; mais je ne suis ni paresseux, ni indifférent. Un malade qui a eu sur les bras deux éditions à corriger est un homme à qui il faut pardonner. Les détails me pilent, disait Montagne[1]. Il est plus agréable d’être à Fontainebleau, à Plaisance[2], à Brunoy, à Versailles. Je me flatte que vous y êtes avec une vessie bien réparée, et que vous êtes en état de faire encore le coquet sans crainte de mauvaise aventure ; Daran et le plaisir ont dû vous guérir. Vous avez bien couru depuis un an, et moi j’ai resté constamment dans ma chambre, dont je ne suis sorti que pour aller chez le roi quand il a plu à Sa Majesté de me mettre du banquet des sept sages. Ce n’est pas que je sois sage ; au moins n’allez pas imaginer cette folie-là. Je n’en ai guère vu encore, et je n’ai pas l’honneur de l’être. Les uns vont faire leurs folies en grande cohue, et moi j’en fais en vers et en prose dans ma retraite.


Scit genius, natale comes qui temperat astrum[3].


Je vous assomme toujours de citations d’Horace, On ne le cite guère à Fontainebleau et à Brunoy : c’est pourtant le meilleur prédicateur que je connaisse ; il est prédicateur de cour, de b…, et de bon goût, et surtout du repos de l’âme. Il sait


Quid te tibi reddat amicum[4].


Il savait vivre avec Auguste et Mécène ; et sans eux, il avait son Sabine, comme M. de Valori a son Estampes. Vous n’êtes pas encore


Ruris amalor[5],


vous, monsieur le courtisan :


Miraris

Fumum et opes strepitumque Romæ[6]*.


Vous ne reviendrez donc qu’au printemps, et moi, je pourrai bien faire un petit tour dans ce temps-là, si je ne suis pas mort. Nous serons comme Castor et Pollux, nous n’aurons point paru sur le même hémisphère pendant deux ans ; mais je vous aimerais aux antipodes. Je me flatte que madame votre sœur a trouvé, par vos soins, l’établissement que vous désiriez tant pour elle. Peut-être à présent ne le désirez-vous plus. Et toujours Horace :


Quod petiit spernit, repetit quod nuper omisit[7].


Vous m’allez envoyer promener, me traiter de pédant : cependant vous m’avez paru assez content de mon dernier sermon dont ce philosophe voluptueux et libre m’avait fourni le texte ; vous en protiterez si vous voulez ou si vous pouvez. Conservez-moi votre amitié ; je vous ai été fidèle depuis le moment où je vous ai connu ; je le serai toujours. Ce ne sont pas les moines qui aiment leurs chambres, dont les autres moines aient rien à craindre. Pax Christi. Adieu ; je rendis à Mlle Le Comte votre lettre, et je suis à vos ordres en tout et partout.

  1. Voyez une note de la lettre à d’Argental, du 7 septembre 1761.
  2. Château construit par Pâris-Montmartel.
  3. Horace, livre II, épître ii, vers 187.
  4. Id., livre I, épître xviii, vers 101.
  5. Id., livre I, épître x, vers 2.
  6. Id., livre III, ode xxix, vers 12.
  7. Id., livre I, épitre i, vers 98.