Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2465

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 524-526).

2465. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Potsdam. le 25 novembre.

Je fais partir, monseigneur, par la voie d’un correspondant de Strasbourg, le gros paquet qui peut servir quelques heures à votre amusement. Plût à Dieu qu’il pût un jour servir à votre gloire ! mais elle n’en a pas besoin. J’ai bien plus besoin, moi, de la consolation de vous faire encore ma cour, de vous voir et de vous entendre, que vous n’en avez d’être fourré dans mes gazettes. L’ouvrage[1] est assez maussadement copié ; l’écriture pourtant est lisible. J’ai auprès de moi des gens de lettres qui ne sont pas des maîtres à écrire. Enfin je mets à vos pieds le seul exemplaire qui me reste. Si je suis assez heureux pour être en état de venir passer quelque temps auprès de vous, je vous demanderai seulement permission d’en tirer une copie. Vous y trouverez la vérité, mais non pas toutes les vérités ; vous y verrez des détails qui seront encore chers quelques années à ceux qui s’y sont intéressés, et qui disparaîtront ensuite dans le fracas des événements qui, de dix ans en dix ans, varient la scène du monde, et qui arment puissamment les princes de l’Europe pour de petits intérêts. Il ne reste que les grandes choses dans la mémoire des hommes ; et j’oserai même vous dire que le règne de Louis XIV attirerait peu les regards de la postérité, sans la révolution qui s’est faite, de son temps, dans l’esprit humain. Il a résulté de son amour pour la gloire, de ses entreprises, de ses grandeurs, et de ses faiblesses, et de ses malheurs, mais surtout de cette foule d’hommes éclatants en tout genre que la nature fit naître pour lui, un tout qui étonne l’imagination, et qui forme une époque mémorable. Si on pensait aussi hautement que vous ; si bien des gens avaient la grandeur de votre caractère, on ajouterait encore une aile au bâtiment que la gloire a élevé dans le siècle de Louis XIV.

Quel plaisir je me ferais de raisonner de tout cela avec vous dans vos moments de loisir ! Si vous saviez que de choses j’ai à vous dire ! Mais quand pourrai-je avoir ce bonheur ? Je n’ai à présent qu’un érysipèle escorté d’une humeur scorbutique qui me dévore, et de rétrécissements dans les nerfs. Cet hiver-ci sera terrible à passer pour moi à Berlin ; il faudrait que je fusse à Naples. Nous autres Français, nous périssons tous. Vos colonies languedociennes n’ont pas prospéré dans les pays froids : au lieu d’augmenter, en 1686, elles ont diminué de moitié ; c’est le contraire de ce qui est arrivé aux peuples du Nord transportés en Italie. Il n’y a que d’Argens qui est gros et gras. Maupertuis, à force de boire de l’eau-de-vie, s’est mis à la mort ; mais il en réchappe, parce qu’il est né avec un tempérament de Tartare. Il n’est que fou. Il vient de faire un livre où il propose de faire des trous qui aillent jusqu’au centre de la terre, d’aller droit sous le pôle, de connaître le siège de l’âme en disséquant des têtes de géants, ou en examinant les rêves de ceux qui ont pris de l’opium. Il assure qu’il est aussi facile de voir l’avenir que de se représenter le passé, et nous nous attendons que, dans quelques jours, il débitera des prophéties. J’ai eu bien raison de dire, en parlant de Descartes, que la géométrie laisse l’esprit comme elle le trouve[2]. Il propose sérieusement de faire vivre les hommes huit à neuf cents ans, en les conservant comme des œufs qu’on empêche d’éclore. Tout est dans ce goût dans son livre. La Mettrie, en comparaison, a écrit en sage.

L’abbé de Prades est ici avec une pension. Je l’ai fait venir le plus adroitement du monde. C’est, je crois, la seule fois de ma vie que j’aie été adroit et heureux. Il m’a confié que vous lui aviez offert une retraite à Richelieu, avec des secours. Je reconnais bien là votre belle âme. Vous avez eu autant de générosité que la fille aînée des rois et de votre grand-oncle[3] a eu de lâcheté et d’ignorance. Elle s’est déshonorée sans retour. Quel siècle que celui où un théatin imbécile[4] force la Sorbonne à une démarche si humiliante, et où il imagine des billets de confession qui auraient opéré autant de mal que de ridicule sans la prudence du roi. Que serait aujourd’hui la France, aux yeux des étrangers, sans vous et sans M. le maréchal de Belle-Isle ? Nommez-m’en un troisième qui ait de la réputation, je vous en défie. Vivez, monseigneur le maréchal ; ayez l’éclat de tous les âges, soyez heureux autant qu’honoré. Je ne puis vous dire encore quand je pourrai faire un voyage pour vous ; mais mon cœur est à vous pour jamais.

  1. Voyez la lettre 1755.
  2. Voyez, tome XIV, page 534, le chap. xxxi du Siècle de Louis XIV, qui était le xxixe dans la première édition.
  3. Le nom de fille aînée des rois se donnait à l’Université, et non à l’Académie française fondée par le cardinal de Richelieu (voyez tome XVI, page 32), et que Voltaire désigne ici.
  4. Boyer, que Voltaire appelait l’âne de Mirepoix.