Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2390

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 441-442).

2390. — À M. DARGET.
Potsdam, le 1er juillet 1752.

Il faut que je vous fasse ma confession, mon cher voyageur. J’ai pris la liberté d’entamer la conversation sur votre compte à souper. J’ai soutenu que les médecins qui vous donnaient le scorbut ne savaient ce qu’ils disaient. L’affection scorbutique est une maladie dont je suis jaloux, et que je ne veux partager avec personne ; mais je me suis fort étendu sur la vessie, sur la nécessité où vous étiez de changer d’air ; sur l’envie que vous avez de revenir servir le plus aimable maître du monde, dès que votre santé le permettra ; sur votre attachement, sur votre sagesse ; et il m’a paru qu’on était de mon avis, et que vous seriez très-bien reçu à votre retour. Gorgez-vous des plaisirs de Paris, et revenez goûter avec nous les douceurs de la vie tranquille. Les fêtes de Charlottembourg ont été magnifiques : la princesse a enchanté son mari, le roi, et toute la cour. D’Arnaud a envoyé un épithalame qui est un chef-d’œuvre de galimatias : ce pauvre homme est bien loin d’approcher du génie du philosophe de Sans-Souci, dont les talents se fortifient de jour en jour. Comme ce n’est qu’en cette qualité que je le considère, je laisse là le roi, et je me borne entièrement au philosophe et à l’homme aimable. Il rend nos soirées délicieuses. Le reste du jour est mon affaire. Mes maladies, mon goût pour l’étude et pour la retraite, m’ont entièrement fixé à Potsdam avec deux gens de lettres que j’ai auprès de moi, et qu’il semble que la nature ait faits tout exprès pour me rendre la vie agréable. J’ai pris la liberté de me servir de votre baignoire. Mon maigre corps n’était pas digne de se fourrer où votre figure potelée s’est mise ; mais M. César me l’a permis : j’attends avec impatience M. Morand[1], que vous nous procurez. Ce sera une bonne ressource pour les frères du couvent. Je suis plus moine et plus votre frère que jamais. Je vous aime et je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Ce correspondant du roi de Prusse se rendait à Potsdam avec ses Œuvres, qu’il venait de publier.