Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2355

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 395-397).

2355. — DE LONGCHAMP[1].
À monsieur de Voltaire, au palais du roi de Prusse, à Potsdam.
À Paris, ce 30 mars 1752.

Monsieur, je viens de recevoir la lettre que vous m’avez fait écrire par M. de Francheville. Je l’ai ouverte en tremblant, dans la crainte où j’étais de vous trouver irrité contre moi, autant que mon imprudence le mérite. Mais j’y ai trouvé une bonté à laquelle je n’avais pas droit de m’attendre. Je reconnais le tort que j’ai eu et la faute que j’ai faite. Vous me promettez un pardon qui fait l’objet de mes désirs, et que je crois avoir mérité par mon repentir, si, par le regret qu’on a de ses fautes, on peut les effacer. Vous me donnez des avis salutaires (dont je veux profiter) pour rentrer dans le chemin de la vertu, dont, jusqu’à présent, je ne me suis écarté qu’une seule fois. Vous connaissez l’auteur de mon égarement. J’ai ouvert les yeux, mais trop tard ; j’ai vu le précipice où ses conseils pernicieux m’entraînaient. J’ai réparé ma faute autant qu’il était possible de le faire, en brûlant toutes les copies que j’avais tirées de vos ouvrages, et dont je n’avais fait aucun usage. Alors j’ai brisé les liens qui me retenaient, et j’ai cessé totalement de voir une personne qui m’a fait perdre mon innocence et votre estime. Je veux la recouvrer, et faire tout ce qui dépendra de moi pour mériter la grâce que vous m’offrez si généreusement, et vos bienfaits. Je ne vous rappellerai point tout ce que je vous ai dit autrefois, ou écrit depuis votre départ. Je vous ai toujours accusé le vrai, je vais encore vous dire la vérité, telle que je la sais, sur tous les articles contenus dans la lettre que j’ai reçue de votre part.

De tous vos livres, tant de votre bibliothèque que d’ailleurs, je n’en ai soustrait aucun ; j’avais seulement porté chez Lafond un manuscrit contenant un recueil de lettres du roi de Prusse, que nous lisions ensemble, dont on n’a point tiré de copie, ni fait aucun usage, et qui a été remis à madame votre nièce après la visite qu’on a faite chez lui et chez moi ; de même qu’un livre intitulé le Voltairiana, qui s’est trouvé chez moi avec une copie informe de Rome sauvée. Tout cela est exactement vrai.

À l’égard du manuscrit in-folio dont vous parlez, épais de trois doigts, écrit de votre main, et qui est une suite de votre histoire générale, je n’en ai jamais connu d’autres que celui que je vous ai envoyé par le canal de M. le comte de Raesfeld ; mais celui-là n’est point écrit de votre main. Il se trouve encore un manuscrit dans votre bibliothèque de Paris, où il n’y a que peu de pages écrites par vous-même ; et c’est aussi une suite de la même histoire. Voilà tout ce que j’ai jamais vu chez vous sur ce sujet, hors les deux volumes in-quarto que vous m’avez donnés à transcrire à votre départ. Croyez que cet article est encore la pure vérité.

Quant aux lettres de Mme la marquise du Châtelet et autres manuscrits de sa main, je n’en ai jamais eu ni originaux ni copies. Il est vrai qu’au premier voyage que j’ai fait en Lorraine avec vous, et étant pour lors à Cirey, je trouvai un jour sa femme de chambre (c’était la nommée Chevalier) qui lisait dans un manuscrit intitulé Æmiliana, et qui m’en fit lire plusieurs pages en différentes fois ; de même que dans deux autres livres manuscrits contenant une collection de lettres de différentes personnes ; mais ces mêmes manuscrits n’ont pu sortir des mains de Mme du Châtelet qu’à sa mort ; elle les avait toujours avec elle dans sa cassette.

Je puis, monsieur, vous assurer avec vérité que Mme Lafond ni son mari[2] ne les ont point ; je leur dois rendre cette justice malgré mes griefs contre eux. J’ai été assez dans leur confidence pour qu’ils ne m’en aient pas fait mystère. C’est moi-même qui ai fait généralement toutes les malles, paquets et ballots, en partant de Luneville, et je n’y ai aperçu aucun vestige de ces volumes. Il est pourtant certain que Mme la marquise du Châtelet les avait à Luneville : je les y ai vus et tenus, de même que l’histoire de sa vie, qu’elle avait poussée jusqu’au jour qu’elle est tombée malade. Il n’est pas douteux que Mme du Châtelet n’en ait disposé de son vivant. Je n’ai jamais soupçonné que Mlle Thil[3] à qui elle ait pu les confier, de même qu’elle a fait pour sa traduction de Newton. Si cette demoiselle ne les a pas, peut-être sont-ils chez M. de Saint-Lambert ; mais il n’y a pas d’apparence : ce qui me le fait croire ainsi, c’est que je lui ai remis un paquet le jour de la mort de Mme du Châtelet, qu’elle avait recommandé à Mme Lafond de lui remettre, en cas qu’elle vint à mourir. Ce paquet n’était pas considérable, et ne pouvait contenir aucun ouvrage étendu, mais plutôt quelques lettres qu’on avait roulées ensemble et cachetées, avec cette adresse : Pour remettre à M. de Sainl-Lambert, après ma mort ; et au-dessous, la date de deux jours auparavant. En lui remettant ce paquet, il me pria de lui avoir son portrait, qui était dans une bague que madame portait au doigt, et me donna le secret pour l’ouvrir. Je détachai le portrait, que je lui remis chez Mme de Boufflers, et donnai en même temps la bague à M. le marquis du Châtelet. Voilà tout ce que je sais touchant cet article, et c’est la plus exacte vérité.

Pour ce qui est de vos ouvrages, je n’ai jamais soustrait aucun manuscrit ni aucun livre. J’avais copié, et fait copier par le portier, l’Histoire généraleet quelques lambeaux des campagnes du roi, et quelques autres fragments. Avec ces papiers se trouvait aussi la Pucelle, que j’avais copiée à Cirey, sur le manuscrit de Mme du Châtelet, dans le temps que je ne vous en savais pas l’auteur. J’ai tout représenté à madame votre nièce, et tout a été brûlé.

Tout le temps que je les ai eus, rien n’est sorti de mes mains ; je n’ai rien fait voir à personne. J’en ai fait le sacrifice en entier, et n’ai gardé aucune chose. Vous pouvez m’en croire sur ma parole, et être tranquille à cet égard : tout cela est exactement vrai. Je vous ai fait un aveu sincère ; j’ose, monsieur, compter sur votre parole, et attends ma grâce et mon pardon.

Quant à vos bienfaits, je sais que je m’en suis rendu indigne, et que je n’en mérite point après ce que j’ai fait. Cependant la bonté de votre cœur me rassure, et me fait espérer que, malgré la malheureuse faiblesse que j’ai eue de trahir votre confiance, vous ne me refuserez pas quelques marques de cette bienveillance dont vous m’avez flatté autrefois ; et que par un pur effet de votre générosité vous me mettrez en situation de pouvoir me former un établissement, par quelque secours, et de ne devoir qu’à vous seul mon bonheur et ma fortune.

J’attends avec confiance l’effet de vos promesses, et suis avec vénération et avec le plus profond respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,


Longchamp.

  1. Mémoires sur Voltaire, par Longchamp et Wagnièro, 1826, tome II, page346.
  2. Ces deux personnes étaient au service de Mme du Châtelet.
  3. Autre personne qui avait aussi été attachée à Mme du Châtelet.