Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2354

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 394-395).

2354. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
Berlin, 28 mars (1752).

Madame, frère malingre, frère hibou, frère griffonneur est plus que jamais aux pieds de Votre Altesse royale ; s’il lui écrivait aussi souvent qu’il pense à elle, Son Altesse royale aurait des lettres de lui cinq ou six fois par jour.

J’attends, madame, l’heureux temps où j’aurai assez de santé pour faire le voyage de Baireuth. Il semble que j’aie renoncé à celui de France et d’Italie, mais je me berce toujours de l’espérance de vous faire ma cour. Il fallait autrefois que les virtuoses allassent à Naples, à Florence, à Ferrare ; c’est maintenant à Baireuth qu’il faut appeler.

Si Votre Altesse royale a envie de faire représenter un nouvel opéra chez elle, qu’elle ne prenne pas Orphée, que le roi son frère vient de faire jouer. Jamais je n’ai vu un si sot Pluton et un Orphée si ennuyeux. Il y a toujours de beaux morceaux dans la musique de Graun, mais cette fois-ci le poëte l’avait subjugué. Le roi, qui s’y connaît bien, avait heureusement fait beaucoup de retranchements. Je disais à un vieux militaire qui bâillait à côté de moi, et qui n’entendait pas un mot d’italien : « En vérité, monsieur, le roi est le meilleur prince de la terre : il a plus que jamais pitié de son peuple. — Comment donc ? dit-il. — Oui, ajoutai-je, il a accourci cet opéra-ci de moitié ! » Je me flatte que Votre Altesse royale aura eu cet hiver de belles fêtes et de la santé. Mais, madame, songez à la santé surtout. C’est là ce qu’il faut vous souhaiter : la beauté, la grandeur, l’esprit, le don de plaire, tout est perdu quand on digère mal. C’est l’estomac qui fait les heureux.

Vraiment, madame, je sais plus de nouvelles de la Pucelle que Votre Altesse royale ne croit. Il est vrai que Mme la duchesse de Wurtemberg passa une nuit chez vous à en transcrire quelques lambeaux. Mais ce qu’on a à Vienne des dépouilles de cette Pucelle vient de la bataille de Sorr ; les housards, qui s’amusèrent à piller le bagage du roi pendant qu’il battait les troupes réglées d’Autriche, volèrent le Siècle de Louis XIV et ce que le roi avait de la Pucelle : cela consiste en sept ou huit cents vers détachés du corps de l’ouvrage. Ainsi Jeanne a été un peu houspillée, mais elle n’a pas perdu tout à fait son pucelage. Cette Jeanne était destinée à être toujours prise à la guerre.

J’en fis deux nouveaux chants, il y a quelques mois ; j’y fourrai un gros Tyrconnell. Mais mon Tyrconnell ne l’a pas porté loin.

Pardon, madame ; il ne me reste point de place pour présenter à Vos Altesses royales les profonds respects de


frère Voltaire.

  1. Revue française, 1er février 1866 ; tome XIII, page 216.