Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2207

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 257-258).

2207. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
1er mars (1751).

Madame, frère Voltaire reçut avant-hier la bénédiction de Votre Révérence royale. Le style du bon vieux temps vous sied aussi bien que celui d’aujourd’hui. Vous avez la délicatesse de l’un et la naïveté de l’autre. Si le duc de Sully avait prévu que ses paperasses économiques, royales et politiques, seraient lues un jour par Mme la margrave de Baireuth, il aurait redoublé de vanité.

Je crois, madame, que Votre Altesse royale est la première personne qui ait mis le duc de Sully au-dessus de Henri IV. Pour moi, homme très-faible, j’avoue que j’aime mieux les faiblesses de ce bon roi que toutes les vertus austères de son ministre. Je crois même qu’en fait de gouvernement Henri le Grand en savait encore plus que le duc de Sully : nous ne devons plusieurs belles manufactures, et surtout l’établissement des vers à soie, qu’à la constance éclairée de ce digne roi, qui l’emporta sur la résistance opiniâtre et aveugle de son ministre. Au reste, le duc de Sully eut souvent des procès contre des juifs qui fournissaient les armées : ainsi, il faut me pardonner d’en avoir gagné un contre un scélérat de l’Ancien Testament, que j’ai traité encore avec trop de générosité après l’avoir fait condamner. Cette affaire m’a fait une peine horrible, parce que, comme dit Votre Altesse royale, les gens de lettres ne semblent être en ce monde que pour écrire, et qu’ils ne doivent pas acheter de diamants.

M. d’Adhémar me fait espérer tous les jours qu’il sera assez heureux pour venir auprès de Votre Altesse royale. Si j’étais à sa place, il y a longtemps que je serais parti. J’espère que le chambellan d’Hamon, qui loge chez moi à Paris et qui soupe tous les jours avec le marquis d’Adhémar, ne me traversera pas dans ma négociation. Pour la dame qu’il vous faut, il n’y a pas d’apparence que j’en donne sitôt une à Votre Altesse royale : la raison en est que de deux choses l’une, ou je mourrai ici de la poitrine, ou j’irai en Italie avant de revoir Paris ; mais, madame, soyez très-sûr que mon cœur préférera en secret le séjour de Baireuth à Saint-Pierre de Rome et à la place Saint-Marc. Les bénédictions du pape et les pantalonnades vénitiennes ne valent pas assurément l’honneur de vous approcher et le plaisir de vous entendre. Je me mets aux pieds de monseigneur le margrave, et je renouvelle à Vos Altesses royales les très-profonds respects et le sincère attachement du pauvre malade frère Voltaire.

Vos bontés pour M. de Montperny, dont il est si digne, semblent me mettre en droit de faire ici des vœux pour sa santé. Un bon moine doit prier pour tous les frères.


Voltaire.

  1. Revue française, 1er février 1866 ; tome XIII, page 212.