Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2141

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 192-193).

2141. — À MADAME DENIS.
À Potsdam. le 28 octobre.

Je ne sais pas pourquoi le roi me prive de la place d’historiographe de France, et qu’il daigne me conserver le brevet de son gentilhomme ordinaire : c’est précisément parce que je suis en pays étranger que je suis plus propre à être historien ; j’aurais moins l’air de la flatterie ; la liberté dont je jouis donnerait plus de poids à la vérité. Ma chère enfant, pour écrire l’histoire de son pays il faut être hors de son pays.

Me voilà donc à présent à deux maîtres. Celui qui a dit qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois[1] avait assurément bien raison ; aussi, pour ne point le contredire, je n’en sers aucun. Je vous jure que je m’enfuirais s’il me fallait remplir les fonctions de chambellan, comme dans les autres cours. Ma fonction est de ne rien faire. Je jouis de mon loisir. Je donne une heure par jour au roi de Prusse pour arrondir un peu ses ouvrages de prose et de vers ; je suis son grammairien, et point son chambellan. Le reste du jour est à moi, et la soirée finit par un souper agréable. Il arrivera qu’en dépit des titres dont je ne fais nul cas je n’exercerai point du tout la chambellanie, et que j’écrirai l’histoire.

J’ai apporté ici heureusement tous mes extraits sur Louis XIV. Je ferai venir de Leipsick les livres dont j’aurai besoin, et je finirai ici ce Siècle de Louis XIV, que peut-être je n’aurais jamais fini à Paris. Les pierres dont j’élevais ce monument, à l’honneur de ma patrie, auraient servi à m’écraser. Un mot hardi eût paru une licence effrénée ; on aurait interprété les choses les plus innocentes avec cette charité qui empoisonne tout. Voyez ce qui est arrivé à Duclos, après son Histoire de Louis XI. S’il est mon successeur en historiographerie, comme on le dit, je lui conseille de n’écrire que quand il fera, comme moi, un petit voyage hors de France.

Je corrige à présent la seconde édition que le roi de Prusse va faire de l’Histoire de son pays[2]. Un auteur comme celui-là peut dire ce qu’il veut sans sortir de sa patrie. Il use de ce droit dans toute son étendue. Figurez-vous que, pour avoir l’air plus impartial, il tombe sur son grand-père de toutes ses forces. J’ai rabattu les coups tant que j’ai pu. J’aime un peu ce grand-père[3], parce qu’il était magnifique, et qu’il a laissé de beaux monuments. J’ai eu bien de la peine à faire adoucir les termes dans lesquels le petit-fils reproche à son aïeul la vanité de s’être fait roi : c’est une vanité dont ses descendants retirent des avantages assez solides, et le titre n’en est point du tout désagréable. Enfin je lui ai dit : « C’est votre grand-père, ce n’est pas le mien, faites-en tout ce que vous voudrez ; » et je me suis réduit à éplucher des phrases. Tout cela amuse et rend la journée pleine ; mais, ma chère enfant, ces journées se passent loin de vous. Je ne vous écris jamais sans regrets, sans remords et sans amertume.

  1. Évangile de saint Matthieu. vi. 24. et de saint Luc. xvi. 13.
  2. Mémoires pour servir à l’Histoire du Brandebourg.
  3. Frédéric Ier.