Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2139

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 190-191).

2139. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 27 octobre.

Mon historiographie est donnée[1], mes anges ; Mme de Pompadour, qui me l’écrit, me mande en même temps que le roi a la bonté de me conserver une ancienne pension de deux mille livres. Je n’ai que des grâces à rendre. Le bien que je dis de ma patrie en sera moins suspect ; n’étant plus historiographe, je n’en serai que meilleur historien. Les éloges que le chambellan du roi de Prusse donnera au roi de France ne seront que la voix de la vérité. Mon cher et respectable ami, voici le temps où il ne faut plus faire que de la prose. Un vieux poète, un vieil amant, un vieux chanteur, et un vieux cheval, ne valent rien. Il vous reviendra Rome sauvée, Zulime, Adélaïde ; cela est bien honnête, et je viendrai prendre congé sur le théâtre de mon grenier. J’espère que Mme d’Argental viendra nous entendre. Mes derniers travaux seront pour mes anges. Je voudrais déjà être auprès de vous ; je voudrais me consoler avec vous de mon bonheur. Pourquoi faut-il que je sois si heureux à Potsdam, quand vous êtes à Paris ! Pourquoi tous les êtres pensants et bien pensants, les gens de goût, les bons cœurs, ne font-ils pas un petit peloton dans quelque coin de ce monde ! Quand vous reverrai-je ? il n’y a pas moyen de se mettre en route dans le terrain fangeux de l’Allemagne. On ne se tire point des boues dans ce temps-ci, surtout dans les abominables campagnes de la Westphalie ; il faudra absolument attendre les gelées, alors on va comme le vent du Nord, et on n’a jamais froid, car on est tout fourré dans son carrosse, et on ne descend que dans des étuves. Il ne fait froid qu’en France, en hiver, parce qu’on y oublie, au mois de juin, qu’il y aura un mois de décembre.

Je ne vous oublierai jamais, mes anges, dans aucun mois de l’année, dans aucun lieu de la terre ; mais, encore une fois et cent fois, je n’ai pu ni dû refuser les bontés du roi de Prusse. Je vois tous les jours des gens qui s’en vont au diable pour de bien moins fortes raisons. Non-seulement on les approuve, mais on les regarde comme des gens favorisés de la fortune. Or je vous jure qu’il n’y a aucune comparaison à faire de mon état à celui de tous ceux qui s’expatrient pour aller dire : Le roi mon maître. Comptez que j’ai toutes sortes de raisons, et que je n’ai qu’un seul chagrin ; je n’ai aussi qu’un seul désir. Tout cela sera tiré au clair au mois de décembre ; et, s’il gelait plus tôt, je partirais plus tôt. Moi, qui redoutais tant le vent du Nord, je l’invoque à présent, comme les poëtes grecs invoquaient le Zéphyr. Que faites-vous cependant ? Avez-vous reçu Lekain ? Y a-t-il bien des tracasseries à la Comédie ? Applaudit-on toujours des sottises qui ont l’air de l’esprit ? Joue-t-on des opéras détestables ? Fait-on de mauvaises chansons ? Qui est-ce qui fait un plat discours à l’Académie en succédant à Gilles le philosophe[2] ? Duclos n’est-il pas historiographe ? Mlle Dumesnil boit-elle toujours pinte ? en perd-elle sa santé et son talent ? Mlle Gaussin croit-elle toujours être grande tragique ? a-t-elle quelque notaire ou quelque prince ? Adieu, adieu, mes anges ; aimez-moi toujours un peu.

  1. À Duclos ; voyez lettres 1714 et 2141.
  2. Fontenelle, qui ne fit place à un successeur qu’en 1757.