Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2113

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 156-157).
2113. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Charlottenbourg, le 20 août.

Mes chers anges, si je vous disais que nous avons eu ici un feu d’artifice dans le goût de celui du Pont-Neuf, que nous allons aujourd’hui à Berlin voir Phaéton, dont les décorations seront de glace, que tous les jours sont des fêtes, que d’Arnaud a fait jouer son Mauvais riche[1], et qu’il a été jugé ici, pour le fond et pour les détails, tout comme à Paris, vous ne vous en soucieriez peut-être que très-médiocrement. J’ai d’ailleurs le cœur plus rempli et plus déchiré de ma résolution que je ne suis ébloui de nos fêtes ; et je sens bien que le reste de mes jours sera empoisonné, malgré la liberté, malgré la douceur d’une vie tranquille, malgré les excessives bontés d’un roi qui me paraît ressembler en tout à Marc-Aurèle, à cela près que Marc-Aurèle ne faisait point de vers, et que celui-ci en fait d’excellents, quand il se donne la peine de les corriger. Il a plus d’imagination que moi, mais j’ai plus de routine que lui. Je profite de la confiance qu’il a en moi pour lui dire la vérité plus hardiment que je ne la dirais à Marmontel, ou à d’Arnaud, ou à ma nièce[2]. Il ne m’envoie point aux carrières[3] pour avoir critiqué ses vers ; il me remercie, il les corrige, et toujours en mieux. Il en a fait d’admirables. Sa prose vaut ses vers, pour le moins ; mais dans tout cela il allait trop vite. Il y avait de bons courtisans qui lui disaient que tout était parfait ; mais ce qui est parfait, c’est qu’il me croit plus que ses flatteurs, c’est qu’il aime, c’est qu’il sent la vérité. Il faut qu’il soit parfait en tout. Il ne faut pas dire Cæsar est supra grammaticam. César écrivait comme il combattait. Frédéric joue de la flûte comme Blavet, pourquoi n’écrirait-il pas comme nos meilleurs auteurs ? Cette occupation vaut bien le jeu et la chasse. Son Histoire de Brandebourg sera un chef-d’œuvre quand il l’aura revue avec soin ; mais un roi a-t-il le temps de prendre ce soin ? un roi qui gouverne seul une vaste monarchie ? oui ; voilà ce qui me confond ; je ne sors point de surprise. Sachez encore que c’est le meilleur de tous les hommes, ou bien je suis le plus sot. La philosophie a encore perfectionné son caractère. Il s’est corrigé, comme il corrige ses ouvrages. Voilà précisément, mes anges, pourquoi j’ai le cœur déchiré ; voilà pourquoi je ne vous reverrai qu’au mois de mars. Comptez qu’ensuite, quand je reviendrai en France, je n’y reviendrai que pour vous seuls, pour vous, mes anges, qui faites toute ma patrie. Je vous demande en grâce d’encourager Mme Denis à venir avec moi s’établir au mois de mars, à Berlin, dans une bonne maison où elle vivra dans la plus grande opulence. Le roi de Prusse lui assure, à Paris, une pension après ma mort. Il m’a promis que les reines (qui ne savent encore rien de nos petits desseins) l’honoreront des distinctions et des bontés les plus flatteuses. Elle fera ma consolation dans ma vieillesse. Disposez-la à cette bonne œuvre. Il n’y a plus à reculer ; le roi de Prusse m’a fait demander au roi, et je ne suis pas un objet assez important pour qu’on veuille me garder en France. Je servirai le roi dans la personne du roi de Prusse, son allié et son ami. Ce sera une chose honorable pour notre patrie qu’on soit obligé de nous appeler quand on veut faire fleurir les arts. Enfin je ne crois pas qu’on refuse le roi de Prusse, et si, par un hasard que je ne prévois pas, on le refusait, vous sentez bien que, la première démarche étant faite, il la faudrait soutenir, et obtenir, par des sollicitations pressantes, ce qu’on n’aurait pas accordé d’abord à ses prières, et que je ne peux plus vivre en France, après avoir voulu la quitter. Il y a un mois que je suis à la torture, j’en ai été malade ; un tel parti coûte sans doute. Vous êtes bien sûr que c’est vous qui déchirez mon âme ; mais, encore une fois, quand je vous parlerai, vous m’approuverez. Ne me condamnez point avant de m’entendre, conservez-moi des bontés qui me sont aussi précieuses pour le moins que celles du roi de Prusse. J’ai les yeux mouillés de larmes en vous écrivant. Adieu.

  1. Cette comédie avait été représentée à Paris, sur un théâtre de société, en février 1750. Lekain y joua le rôle de l’amoureux, et Voltaire, qui le vit alors pour la première fois, devina tout ce qu’il devait être un jour. (Cl.)
  2. Mme Denis, qui détestait Frédéric, et que celui-ci payait de retour, prédit à son oncle que le philosophe de Sans-Souci le ferait mourir de chagrin. Voyez le premier alinéa de la lettre du 18 décembre 1752, à Mme Denis.
  3. Comme Denis y envoyait Philoxène.