Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2112
Voici le fait, ma chère enfant. Le roi de Prusse me fait son chambellan, me donne un de ses ordres, vingt mille francs de pension, et à vous quatre mille assurés pour toute votre vie, si vous voulez venir tenir ma maison à Berlin, comme vous la tenez à Paris, Vous avez bien vécu à Landau avec votre mari ; je vous jure que Berlin vaut mieux que Landau, et qu’il y a de meilleurs opéras. Voyez, consultez votre cœur. Vous me direz qu’il faut que le roi de Prusse aime bien les vers. Il est vrai que c’est un auteur français né à Berlin. Il a cru, toutes réflexions faites, que je lui serais plus utile que d’Arnaud. Je lui ai pardonné, comme à Heurtaud[1], les petits vers galants que Sa Majesté prussienne avait faits pour mon jeune élève, dans lesquels il le traitait de soleil levant fort lumineux, et moi de soleil couchant assez pâle. Il égratigne encore quelquefois d’une main, quand il caresse de l’autre[2] ; mais il n’y faut pas prendre garde de si près. Il aura le levant et le couchant auprès de lui, si vous y consentez ; et il sera, lui, dans son midi, faisant de la prose et des vers tant qu’il voudra, puisqu’il n’a point de batailles à donner. J’ai peu de temps à vivre. Peut-être est-il plus doux de mourir à sa mode, à Potsdam, que de la façon d’un habitué de paroisse, à Paris, Vous vous en retournerez après cela avec vos quatre mille livres de douaire. Si ces propositions vous convenaient, vous feriez vos paquets au printemps ; et moi, j’irais, sur la fin de cet automne, faire mon pèlerinage d’Italie, voir Saint-Pierre de Rome, le pape, la Vénus de Médicis, et la ville souterraine[3]. J’ai toujours sur le cœur de mourir sans voir l’Italie. Nous nous rejoindrions au mois de mai. J’ai quatre vers du roi de Prusse pour Sa Sainteté. Il serait plaisant d’apporter au pape quatre vers français d’un monarque allemand et hérétique, et de rapporter à Potsdam des indulgences. Vous voyez qu’il traite mieux les papes que les belles. Il ne fera point de vers pour vous ; mais vous trouverez ici bonne compagnie, vous y auriez une bonne maison. Il faut d’abord que le roi, notre maître, y consente. Cela lui sera, je pense, fort indifférent. Il importe peu à un roi de France en quel lieu le plus inutile de ses vingt-deux ou vingt-trois millions de sujets passe sa vie ; mais il serait affreux de vivre sans vous.
- ↑ Admis dans la troupe de la margrave de Baireuth (voyez la lettre 2178), puis dans celle de Frédéric.
- ↑ Voyez le texte et la note de la lettre 2100.
- ↑ Herculanum était connu dès 1720 ; mais dans les fouilles de 1750 on venait de découvrir un théâtre. (B.)