Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2073

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 114-115).

2073. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Paris, le 17 mars.

Grand juge et grand faiseur de vers,
Lisez cette œuvre dramatique,
Ce croquis de la scène antique,
Que des Grecs le pinceau tragique
Fit admirer à l’univers.
Jugez si l’ardeur amoureuse
D’une Électre de quarante ans
Doit, dans de tels événements,
Étaler les beaux sentiments
D’une héroïne doucereuse,
En massacrant ses chers parents
D’une main peu respectueuse.
 
Une princesse en son printemps,
Qui surtout n’aurait rien à faire,
Pourrait avoir, par passe-temps,
À ses pieds un ou deux amants,
Et les tromper avec mystère ;
Mais la fille d’Agamemnon
N’eut dans la tête d’autre affaire
Que d’être digne de son nom,
Et de venger monsieur son père.
Et j’estime encor que son frère
Ne doit point être un Céladon ;
Ce héros fort atrabilaire
N’était point né sur le Lignon.

Apprenez-moi, mon Apollon,
Si j’ai tort d’être si sévère,

Et lequel des deux doit vous plaire
De Sophocle ou de Crébillon.
Sophocle peut avoir raison,
El laisser des torts à Voltaire.

J’ai l’honneur, sire, d’envoyer à Votre Majesté les feuilles à mesure qu’elles sortent de chez l’imprimeur. Il faut bien que mon Apollon-Frédéric ait mes prémices, bonnes ou mauvaises. J’ai pris la liberté de lui écrire par la voie de cet heureux d’Arnaud, qui verra mon Jehovah prussien face à face, et à qui je porte la plus grande envie.

Votre Majesté aura incessamment d’autres petites offrandes, malgré ma misère ; car, tout malingre que je suis, je sens que vous donnez de la santé à mon âme ; vos rayons pénètrent jusqu’à moi, et me vivifient.

Voilà d’Arnaud à vos pieds ! Qui sera à présent assez heureux pour envoyer à Votre Majesté les livres nouveaux et les nouvelles sottises de notre pays ? On m’a dit qu’on avait proposé un nommé Fréron. Permettez-moi, je vous en conjure, de représenter à Votre Majesté qu’il faut, pour une telle correspondance, des hommes qui aient l’approbation du public. Il s’en faut beaucoup qu’on regarde Fréron comme digne d’un tel honneur. C’est un homme qui est dans un décri et dans un mépris général, tout sortant de la prison où il a été mis pour des choses assez vilaines[1]. Je vous avouerai encore, sire, qu’il est mon ennemi déclaré, et qu’il se déchaîne contre moi dans de mauvaises feuilles périodiques, uniquement parce que je n’ai pas voulu avoir la bassesse de lui faire donner deux louis d’or, qu’il a eu la bassesse de demander à mes gens pour dire du bien de mes ouvrages. Je ne crois pas assurément que Votre Majesté puisse choisir un tel homme. Si elle daigne s’en rapporter à moi, je lui en fournirai un dont elle ne sera pas mécontente ; si elle veut même, je me chargerai de lui envoyer tout ce qu’elle me commandera. Ma mauvaise santé, qui m’empêche très-souvent d’écrire de ma main, ne m’empêchera pas de dicter les nouvelles. En un mot, je suis à ses ordres pour le reste de ma vie.

  1. Le motif de la détention de Fréron, en 1746, fut d’avoir plaisanté sur une pension de mille écus que Mme de Pompadour avait fait accorder à l’abbé de Bernis ; voyez l’Histoire de la détention des philosophes, etc., par M. Delort, tome II, page 162.