Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1972
J’aurai l’honneur d’être purgé[2]
De la main royale et chérie
Qu’on vit, bravant le préjugé,
Saigner[3] l’Autriche et la Hongrie.
Grand prince, je vous remercie
Des salutaires petits grains
Qu’avec des vers un peu malins
Me départ votre courtoisie.
L’inventeur de la poésie,
Ce dieu que si bien vous servez,
Ce dieu dont l’esprit vous domine.
Fut aussi, comme vous savez,
L’inventeur de la médecine.
Mais vous avez, aux champs de Mars,
Fait connaître à toute la terre
Que ce dieu qui préside aux arts
Est maître dans l’art de la guerre.
C’est peu d’avoir, par maint écrit,
Étendu votre renommée ;
L’Autriche à ses dépens apprit
Ce que vaut un homme d’esprit
Qui conduit une bonne armée.
Il prévoit d’un œil pénétrant,
Il combine avec prud’homie.
Avec ardeur il entreprend ;
Jamais sot ne fut conquérant.
Et pour vaincre il faut du génie.
Je crois actuellement Votre Majesté à Neisse ou à Glogau, faisant quelques bonnes épigrammes contre les Russes. Je vous supplie, sire, d’en faire aussi contre le mois de mai, qui mérite si peu le nom de printemps, et pendant lequel nous avons froid comme dans l’hiver. Il me paraît que ce mois de mai est l’emblème des réputations mal acquises. Si les pilules dont Votre Majesté a honoré ma caducité peuvent me rendre quelque vigueur, je n’irai pas chercher les chambrières[4] de M. de Valori : l’espèce féminine ne me ferait pas faire une demi-lieue ; j’en ferais mille pour vous faire encore ma cour. Mais je vous prie de m’accorder une grâce qui vous coûtera peu : c’est de vouloir bien conquérir quelques provinces vers le midi, comme Naples et la Sicile, ou le royaume de Grenade et l’Andalousie. Il y a plaisir à vivre dans ces pays-là, où l’on a toujours chaud. Votre Majesté ne manquerait pas de les visiter tous les ans, comme elle va au grand Glogau, et j’y serais un courtisan très-assidu. Je vous parlerais de vers ou de prose sous des berceaux de grenadiers et d’orangers, et vous ranimeriez ma verve glacée ; je jetterais des fleurs sur les tombeaux de Keyserlingk et du successeur de La Croze[5], que Votre Majesté avait si heureusement arraché à l’Église pour l’attacher à votre personne, et je voudrais comme eux mourir, mais fort tard, à votre service : car, en vérité, sire, il est bien triste de vivre si longtemps loin de Frédéric le Grand.
- ↑ La lettre 1977 répond à celle-ci.
- ↑ Voyez page 1.
- ↑ Voltaire appelle Frédéric le saigneur des nations, dans la lettre 1516.
- ↑ Voyez tome XXXVI, page 574.
- ↑ Le successeur de Lacroze fut Ch.-E. Jordan ; voyez tome XXXIV, page 213.