Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1934

Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 553-554).

1934. — À M. DE CIDEVILLE.
À Loisei[1], près de Bar, le 24 décembre.

Je ne suis plus qu’un prosateur bien mince,
Singe de Pline, orateur de province,
Louant[2] tout haut mon roi, qui n’en sait rien,
Et négligeant, pour ennuyer un prince,
Un sage ami, qui s’en aperçoit bien.

Vous casanier, dans un séjour champêtre,
Pour des Philis vous me quittez peut-être ;
L’amour encor vous fait sentir ses coups.
Heureux qui peut tromper des infidèles !
C’est votre lot. Vous courtisez des belles,
Et moi des rois ; j’ai bien plus tort que vous.

Il est vrai, mon cher Cideville, que ma main est devenue bien paresseuse d’écrire, mais assurément mon cœur ne l’est pas de vous aimer. Je suis devenu courtisan par hasard mais je n’ai pas cessé de travailler à Lunéville. J’y ai presque achevé l’Histoire[3] de cette maudite guerre qui vient enfin de finir par une paix que je trouve très-glorieuse, puisqu’elle assure la tranquillité publique. Fatigué, excédé de confronter et d’extraire des relations, je n’écrivais plus à mes amis mais soyez bien sûr qu’en compilant mes rapsodies historiques, je pensais toujours à vous. Je me disais : Approuvera-t-il cet endroit ? y trouvera-t-il des vérités qui puissent être bien reçues ? n’en ai-je pas dit trop ou trop peu ? » Je vous attends à Paris pour vous montrer tout cela. J’y serai au mois de janvier. Nous allons passer les fêtes de Noël à Cirey, après quoi je compte rester presque tout l’hiver à Paris. J’ignore encore si j’y verrai Catalina. On dit qu’on l’a retiré ; en ce cas, il faudra bien redonner Sémiramis, que j’ai retouchée avec assez de soin, et dont je me flatte que les décorations seront plus magnifiques sous l’empire du maréchal de Richelieu[4] que sous le consulat du duc de Fleury. J’ai un peu de peine à transporter Athènes dans Paris. Nos jeunes gens ne sont pas Grecs ; mais je les accoutumerai au grand tragique, ou je ne pourrai.

Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Nom d’une commune à deux lieues et demie de Bar-le-Duc, et à une demi-lieue de la route qui conduit de cette ville à celle de Ligny. Le comte de Lomont, frère puîné du marquis du Châtelet, que Longchamp cite dans l’article xxv de ses Mémoires, y possédait un château tout près de l’église, dans l’arrière-chœur de laquelle il fut enterré en juillet 1783. (Cl.)
  2. Allusion au Panégyrique de Louis XV.
  3. Voyez une note sur la lettre 1755.
  4. Un des quatre gentilshommes de la chambre depuis 1743.