Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1930

Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 549-551).

1930. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 29 novembre[1].

En vain veux-je vous arrêter :
Partez donc, indiscrète Muse ;
Allez vous-même déclamer
Vos vers, que Vaugelas récuse,
Et chez l’Homère des Français
Étaler l’amas des portraits
Qu’a peints votre verve diffuse.

Quels sont vos étranges exploits !
A-t-on jamais entendu l’âne
Provoquer de sa voix profane
Le chantre aimable de nos bois ?
Et vous, babillarde caillette,
Allez, sans raison, sans sujet,
Auprès du plus fameux poëte,
Afin d’exciter sa trompette
Par les sons de mon flageolet.

Partez donc, je n’y sais que faire.
Puisqu’il le faut, voyez, Voltaire,
Le fatras énorme et complet
De mille rimes insensées,
Qui, malgré moi, comme il leur plait,
Ont défiguré mes pensées ;
Mais surtout gardez le secret.

Voilà la façon dont j’ai parlé à ma muse ou à mon esprit ; j’y ajoutais encore quelques réflexions. Voltaire, leur disais-je, est malheureux ; un libraire avide de ses ouvrages, ou quelque éditeur familier lui volera un jour sa cassette, et vous aurez le malheur, mes vers, de vous y trouver, et de paraître dans le monde malgré vous ; mais, sentant que cette réflexion n’est qu’un effet de l’amour-propre, j’opinai pour le départ des vers, trouvant, dans le fond, que ces laborieux ouvrages, au lieu de trouver une place dans votre cassette, serviraient mieux dans la tabagie du roi Stanislas. Qu’on les brûle ! c’est la plus belle mort qu’ils peuvent attendre. À propos du roi Stanislas, je trouve qu’il mène une vie fort heureuse ; on dit qu’il enfume Mme du Châtelet et le gentilhomme ordinaire de la chambre de Louis XV, c’est-à-dire qu’il ne peut se passer de vous deux. Cela est raisonnable, cela est bien. Le sort des hommes est bien différent ; tandis qu’il jouit de tous les plaisirs, moi, pauvre fou, peut-être maudit de Dieu, je versifie. Passons à des sujets plus graves. Savez-vous bien que je me suis mis en colère contre vous, et cela tout de bon ? Comment pourrait-on ne point se fâcher ? car

Du plus bel esprit de la France,
Du poëte le plus brillant,
Je n’ai reçu, depuis un an,
Ni vers ni pièce d’éloquence.

C’est, dit-on, que Sémiramis
L’a retenu dans Babylone ;
Cette nouvelle Tisiphone
Fait-elle oublier des amis ?

Peut-être écrit-il de Louis
La campagne en exploits fameuse,
Où, vainqueur de ses ennemis,
Les bords orgueilleux de la Meuse
Arborèrent les fleurs de lis.

Jamais l’ouvrage ne dérange
Un esprit sublime et profond.
D’où vient donc ce silence étrange ?
On dirait qu’un beau jour Caron,
Inspiré par un mauvais ange,
Vous a transporté chez Pluton,
Dans ce manoir funeste et sombre
Où le sot vaut l’homme d’esprit,
D’où jamais ne sortit une ombre,
Où l’on n’aime, ne boit, ni rit.

Cependant un bruit court en ville,
De Paris l’on mande tout bas
Que Voltaire est à Lunéville
Mais quels contes ne fait-on pas ?
Un instant m’en rappelle mille.

Deux rois, dit-on, sont vos galants[2] :
L’un roi sans peuple et sans couronne,
L’autre si puissant qu’il en donne
À ses beaux-fils, à ses parents.

Au nombre des rois vos amants
J’en ajouterais un troisième ;
Mais la décence et le bon sens
M’ont empêché, depuis longtemps,
D’oser vous parler de moi-même.

Malgré ce silence, j’exciterai d’ici votre ardeur pour l’ouvrage. Je ne vous dirai point « Vaillant fils de Télamon, ranimez votre courage, aujourd’hui que tous vos généreux compagnons sont hors de combat, et que le sort des Grecs dépend de votre bras[3] ; mais achevez l’Histoire de Louis le Grand ; et, ayant eu l’honneur de donner à la France un Virgile, ajoutez-y la gloire de lui donner un Arioste. »

Les nouvelles publiques m’ont mis de mauvaise humeur. Je trouve que, comme vous n’êtes point à Paris, vous seriez tout aussi bien à Berlin qu’à Lunéville. Si Mme du Châtelet est une femme à composition, je lui propose de lui emprunter son Voltaire à gages. Nous avons ici un gros cyclope[4] de géomètre que nous lui engagerons contre le bel esprit ; mais qu’elle se détermine vite. Si elle souscrit au marché, il n’y a point de temps à perdre. Il ne reste plus qu’un œil à notre homme, et une courbe nouvelle, qu’il calcule à présent, pourrait le rendre aveugle tout à fait avant que notre marché fùt conclu. Faites-moi savoir sa réponse, et recevez en même temps de bonne part les profondes salutations que ma muse fait à votre puissant génie. Adieu.

Fédéric.

  1. La réponse à cette lettre est du 29 janvier 1749.
  2. Voyez page 566.
  3. Iliade, chant XIII, vers 47-58.
  4. Ce géomètre borgne est Léonard Euler, l’un des plus grands hommes de notre siècle. Il est très-vrai qu’il ne se connaissait pas en vers français. ( K.)