Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1915

Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 532-534).

1915. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
à paris.
À Commercy, le 10 octobre.

Oui, respectable et divin ami ; oui, âme charmante, il faudrait que je partisse tout à l’heure, mais pour venir vous embrasser et vous remercier. Je suis ici assez malade, et très-nécessaire aux affaires de Mme du Châtelet. Voici ce que j’ai fait, sur votre lettre.

J’étais dans ma chambre, malingre, et j’ai fait dire au roi de Pologne que je le suppliais de permettre que j’eusse l’honneur de lui parler en particulier. Il est monté sur-le-champ chez moi. Il permet que j’écrive à la reine sa fille une lettre[1]. Elle est faite, et il la trouve très-touchante. Il en écrit une très-forte, et il se charge de la mienne. Ce n’est pas tout, j’écris à Mme de Pompadour, et je lui fais parler par M. Montmartel[2].

J’écris à Mme d’Aiguillon, et j’offre une chandelle à M. de Maurepas. J’intéresse la piété de la duchesse de Villars, la bonté de Mme de Luynes, la facilité bienfaisante du président Hénault, que je vous prie d’encourager. Je presse M. le duc de Fleury ; je représente fortement, et sans me commettre, à M. le duc de Gèvres[3], des raisons sans réplique, et je ne crains pas qu’il montre ma lettre, qu’il montrera ; je me sers de toutes les raisons, de tous les motifs, et je mets surtout ma confiance en vous. Je suis bien sûr que vous échaufferez M. le duc d’Aumont ; qu’il ne souffrira pas que les scandales qu’il a réprimés pendant six ans se renouvellent contre moi, et qu’il soutiendra son autorité dans une cause si juste ; qu’il engagera M. le duc de Fleury à ne pas abandonner la sienne, et à ne pas souffrir l’avilissement des beaux-arts et d’un officier du roi dans l’affront qu’on veut faire à un ouvrage honoré des bienfaits du roi même.

Mes anges, engagez M. l’abbé de Bernis à ne pas abandonner son confrère, à ne pas souffrir un opprobre qui avilit l’Académie, à écrire fortement de son côté à Mme de Pompadour : c’est ce que j’espère de son cœur et de son esprit ; et ma reconnaissance sera aussi longue que ma vie. Au reste, je pense que peut-être une des meilleures réponses que je puisse employer est dans les amples corrections que je vous envoie pour Sémiramis. J’en ai fait faire une copie générale pour Mlle Dumesnil, qu’elle donnera à Minet[4], et une copie particulière pour chaque acteur. Si vous êtes content, vous et votre aréopage, je me flatte que vous ajouterez à toutes vos bontés celle d’envoyer le paquet à Mme Dumesnil, à Fontainebleau. J’attends votre arrêt.

À l’égard de l’histoire de ma vie[5], dont on me menace en Hollande, je vais faire les démarches nécessaires. Je ne laisse pas d’avoir des amis auprès du stathouder[6] ; mais, si je ne réussis pas, je mettrai ces deux volumes à côté de Frétillon[7], et la canaille ne troublera pas mon bonheur. Des amis tels que vous sont une belle consolation. Le bénéfice l’emporte sur les charges. Mon cher ange, cultivons les lettres jusqu’au tombeau ; méritons l’envie et méprisons-la, en faisant pourtant ce qu’il faut pour la réprimer. Adieu, maison charmante où habitent la vertu, l’esprit, et la bonté du cœur. Adieu, vous tous qui soupez ; moi, qui dîne, je suis bien indigne de vous. Ah ! monsieur de Pont-de-Veyle, oubliez-vous mes moyeux[8] ?

Ô anges ! j’ajoute que je ne doute pas que M. le duc d’Aumont ne soit indigné qu’on vilipende un ouvrage que j’ai donné pour lui comme pour vous, que j’ai fait pour lui, pour le roi, et dans la sécurité d’être à l’abri de l’infâme parodie. Il faut qu’il combatte comme un lion, et qu’il l’emporte. Représentez-lui tout cela avec cette éloquence persuasive que vous avez.

J’ai écrit à M. Berryer. Mme du Châtelet doit vous écrire ; elle vous fait les plus tendres compliments. Comme notre cour est un peu voyageuse, je vous prie d’adresser vos ordres à la cour du roi de Pologne, en Lorraine. On ne laissera pas de la trouver.

P. S. Je serais très-fâché de passer pour l’auteur de Zadig, qu’on veut décrier par les interprétations les plus odieuses, et qu’on ose accuser de contenir des dogmes téméraires contre notre sainte religion. Voyez quelle apparence !

Mlle Quinault, Quinault-comique[9], ne cesse de dire que j’en suis l’auteur. Comme elle n’y voit rien de mal, elle le dit sans croire me nuire ; mais les coquins, qui veulent y voir du mal, en abusent. Ne pourriez-vous pas étendre vos ailes d’ange gardien jusque sur le bout de la langue de Mlle Quinault, et lui dire ou lui faire dire que ces bruits sont capables de me porter un très-grand préjudice ? Il faut que vous me défendiez à droite et à gauche. J’attends mille fois plus de vous et de vos amis que de tout ce que je pourrais faire à Fontainebleau. Ma présence, encore une fois, irriterait l’envie, qui aimerait bien mieux me blesser de près que de loin. Le mieux qu’on puisse faire, quand les hommes sont déchaînés, c’est de se tenir à l’écart. Je vous reverrai avant Noël, aimables soupeurs et preneurs de lait. Conservez-moi une amitié précieuse, qui console de tous les chagrins, et qui augmente tous les plaisirs.

  1. Celle qui précède.
  2. Le plus jeune des quatre frères Pâris.
  3. François-Joachim Potier, duc de Gèvres, l’un des quatre premiers gentilshommes de la chambre, mort gouverneur de Paris le 19 septembre 1757.
  4. Souffleur et copiste de la Comédie française.
  5. Je ne connais pas cette Vie de Voltaire. (B.)
  6. Guillaume-Charles-Henri-Frison de Nassau-Dietz, prince d’Orange, connu sous le nom de Guillaume IV, aïeul de Guillaume-Frédéric de Nassau, roi des Pays-Bas depuis 1815.
  7. Histoire de mademoiselle Cronel dite Frétillon, 1743, quatre parties in-12 ; pamphlet contre mademoiselle Clairon, attribué au comte de Çaylus et aussi au comédien Gaillard de La Bataille.
  8. Espèce de prunes confites de Franche-Comté.
  9. Voyez, tome XXXIV, la note de la lettre 575.