Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1909

Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 526-527).

1909. — DU COMTE D’ARGENTAL AU LIEUTENANT GÉNÉRAL
de police[1].
À Paris, ce mercredi 27 septembre 1748.

Je me suis présenté hier à votre porte, monsieur ; je n’ai pas eu le bonheur de vous trouver, et, comme on m’a assuré que vous ne seriez pas visible aujourd’hui de toute la journée, et que l’affaire dont je voulais avoir l’honneur de vous parler peut presser, j’ai cru que vous ne trouveriez pas mauvais que j’eusse celui de vous écrire. M. de Voltaire, étant obligé de partir pour la Lorraine, m’a prié de veiller en son absence à tout ce qui pouvait concerner les intérêts de la tragédie qu’il donne actuellement au public. C’est une confiance de sa part à laquelle je ne saurais me dispenser de répondre. Il m’a dit que vous lui aviez témoigné tant de bontés qu’il était persuadé que vous permettriez qu’on s’adressât à vous dans toutes les occasions où l’on aurait besoin de votre protection. Il s’en présente une des plus essentielles. Les comédiens italiens ont porté à la police une parodie de Sémiramis, qui est une satire des plus sanglantes. M. de Crébillon, ne voulant pas se charger de vous en parler, les a renvoyés à vous, monsieur. Dans ces circonstances, permettez-moi de vous représenter que, depuis l’interdiction de l’Opéra-Comique, les parodies ont été absolument proscrites, et qu’on a jugé qu’en ôtant un théâtre aussi préjudiciable au bon goût il ne fallait pas en laisser subsister le genre sur un autre. La défense des parodies a été faite nommément aux Italiens. M. le duc d’Aumont est celui des gentilshommes de la chambre qui a le plus contribué à cet ordre. S’il était à Paris, il est sûr qu’il vous prierait de tenir la main à son exécution. Je crois même pouvoir vous en parler en son nom, bien sûr qu’il ne me désavouera pas. Si jamais l’application de la défense a dû avoir lieu, j’ose dire que c’est dans cette occasion. Sémiramis est remplie d’un spectacle beau, mais singulier, et par là susceptible d’être ridiculisé. Il en est des ouvrages à peu près comme des hommes : on leur passe plus aisément un vice qu’un ridicule. Le public, qui n’a que trop de pente à voir les choses de ce côté, quand il a saisi la plaisanterie, n’est plus capable de revenir au sérieux. Et, en vérité, il serait cruel que le succès d’un bon ouvrage fût arrêté par une mauvaise bouffonnerie, et qu’un auteur, qui fait autant d’honneur à la nation et à la littérature, se trouvât, pour récompense, bafoué sur un théâtre, tandis qu’il contribue autant à la fortune d’un autre. Quoique j’aie très-peu l’honneur d’être connu de vous, je vous parle avec confiance, puisque je représente des intérêts qui vous sont extrêmement chers : ce sont ceux de la littérature et des beaux-arts. J’y joins celui d’un homme à qui vous accordez une protection dont il est très-digne. Je ne fais que prévenir la mission dont M. d’Aumont m’aurait honoré auprès de vous. Tant de motifs ne peuvent manquer de vous toucher. Il ne me reste qu’à vous prier de me permettre de vous aller témoigner ma reconnaissance, et vous renouveler les assurances du sincère et respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

  1. Éditeur, Léouzon Leduc.