Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1899

Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 519-520).
1899. — À M. LE COMTE D’ARGENSON,
ministre de la guerre.
À Commercy, ce 19 juillet.

Voulez-vous bien permettre, monsieur, que je prenne la liberté de vous adresser un gros paquet pour M. le comte de Maillebois ? Ceci est du ressort de l’historiographerie.

Il me parait, par tous les mémoires qui me sont passés par les mains, que M. le maréchal de Maillebois[1] s’est toujours très-bien conduit, quoiqu’il n’ait pas été heureux. Je crois que le premier devoir d’un historien est de faire voir combien la fortune a souvent tort, combien les mesures les plus justes, les meilleures intentions, les services les plus réels, ont souvent une destinée désagréable. Bien d’honnêtes gens sont traités par la fortune comme je le suis par la nature ; je fais l’impossible pour avoir de la santé, et je ne puis en venir à bout.

Me voici dans un beau palais, avec la plus grande liberté (et pourtant chez un roi), avec toutes mes paperasses d’historiographe, avec Mme du Châtelet, et avec tout cela je suis un des plus malheureux êtres[2] pensants qui soient dans la nature. Je vous trouve heureux si vous vous portez bien : Hoc est enim omnis homo[3].

Est-il vrai que mon illustre confrère[4] va incessamment porter ses grâces chez les Suisses ? Je n’ai fait que l’entrevoir depuis qu’il est marié et ambassadeur. Ma détestable santé m’a empêché de faire ma cour au père et au fils ; on m’a empaqueté pour Commercy, et j’y suis agonisant comme à Paris. M’y voici avec le regret d’être éloigné de vous, sans avoir pu profiter de votre commerce délicieux, et des bontés que vous avez pour moi. Laissez-moi toujours, je vous en prie, l’espérance de passer les dernières années de ma vie dans votre société. Il faut finir ses jours comme on les a commencés. Il y a tantôt quarante-cinq ans que je me compte parmi vos attachés ; il ne faut pas se séparer pour rien.

Adieu, monsieur ; je voudrais être au-dessus des maux comme vous êtes au-dessus des places ; mais on peut être fort heureux sans tracasseries politiques, et on ne peut l’être sans estomac. Comptez qu’il n’y a point de malade qui vous soit plus tendrement et plus respectueusement dévoué que

Voltaire.
  1. Né le 5 mai 1682, maréchal le 11 février 1741, mort en 1762.
  2. Longchamp dit, dans ses Mémoines, que Voltaire, à cette époque, vit ou crut voir, dans un cabinet du château royal de Commercy, Mme du Châtelet et M. de Saint-Lambert sur un sopha, causant ensemble d’autre chose que de vers el de philosophie. (Cl.)
  3. Ecclesiaste, chap. xii, v. 13.
  4. de Paulmy fut nommé ambassadeur en Suisse à cette époque.