Correspondance de Voltaire/1748/Lettre 1883

Correspondance de Voltaire/1748
Correspondance : année 1748GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 506-507).

1883. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
De Lunéville, février.

J’ai vu ce salon magnifique,
Moitié turc et moitié chinois,
Où le goût moderne et l’antique,
Sans se nuire, ont uni leurs lois.
Mais le vieillard qui tout consume
Détruira ces beaux monuments,
Et ceux qu’éleva votre plume
Seront vainqueurs de tous les temps.

J’ai appris, monsieur, dans cette cour charmante où tout le monde vous regrette, que j’étais exilé ; vous m’avouerez qu’à votre absence près, l’exil serait doux. J’ai voulu savoir pourquoi j’étais exilé. Des nouvellistes de Paris, fort instruits, m’ont assuré que que la reine était très-fâchée contre moi. J’ai demandé pourquoi la reine était fâchée, on m’a répondu que c’était parce que j’avais écrit à madame la dauphine que le cavagnole est ennuyeux. Je conçois bien que, si j’avais commis un pareil crime, je mériterais le châtiment le plus sévère ; mais, en vérité, je n’ai pas l’honneur d’être en commerce de lettres avec madame la dauphine. Je me suis souvenu que j’avais envoyé, il a plus d’un an, quelques méchants vers à une autre princesse très-aimable qui tient sa cour à quelque quatre cents lieues d’ici, et qu’en lui parlant de l’ennui de l’étiquette, et de la nécessité de cultiver son esprit, je lui avais dit :


On croirait que le jeu console ;
Mais l’Ennui vient, à pas comptés,
S’asseoir entre des Majestés
À la table d’un cavagnole.

Car il faut savoir qu’on joue à ce beau cavagnole ailleurs qu’à Versailles. Au reste, monsieur, si la reine s’applique cette satire, je vous supplie de lui dire qu’elle a très-grande raison.


Un esprit fin, juste et solide,
Un cœur où la vertu réside,
Animé d’un céleste feu,
Modèle du siècle où nous sommes,
Occupé des grandeurs de Dieu,
Et du soin du bonheur des hommes,
Peut fort bien s’ennuyer au jeu ;
Et même son illustre père,
Des Polonais tant regretté,
Aux Lorrains ayant l’art de plaire,
Et qui fait ma félicité,
fourrait dire avec vérité
Que le jeu ne l’amuse guère.

Ainsi, dussé-je être coupable de lèse-majesté ou de lèse-cavagniole, je soutiendrai très-hardiment qu’une reine de France peut très-bien s’ennuyer au jeu, et que même toutes les pompes de ce monde ne lui plaisent point du tout. Il y a quelque bonne âme qui, depuis longtemps, m’a daigné servir auprès de la reine par des mensonges officieux ; mais vous, monsieur, qui êtes malin et malfaisant, je vous prie de lui dire les vérités dures que je ne puis dissimuler : ce sont des esprits malfaisants et méchants comme le vôtre qu’il faut employer, quand on veut faire des tracasseries à la cour ; j’oserais même proposer cette noirceur à M. le duc et à Mme la duchesse de Luynes.