Correspondance de Voltaire/1747/Lettre 1870

Correspondance de Voltaire/1747
Correspondance : année 1747GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 496-498).

1870. — À M. LE MARQUIS DES ISSARTS[1].
Versailles, le 7 août[2].

Monsieur, la lettre aimable dont vous m’honorez me donne bien du plaisir et bien des regrets ; elle me fait sentir tout ce que j’ai perdu. J’ai pu être témoin du moment où Votre Excellence signait[3] le bonheur de la France ; j’ai pu voir la cour de Dresde, et je ne l’ai point vue. Je ne suis pas né heureux ; mais vous, monsieur, avouez que vous êtes aussi heureux que vous le méritez.

Qu’il est doux d’être ambassadeur
Dans le palais de la candeur !
On dit, et même avec justice,
Que vos pareils ailleurs ont eu
Tant soit peu besoin d’artifice ;
Mais ils traitaient avec le vice,
Vous traitez avec la vertu.

Vous avez retrouvé à Dresde ce que vous avez quitté à Versailles,

un roi aimé de ses sujets.


Vous pourrez dire quelque jour
Qui des deux rois tient mieux sa cour ;
Quel est le plus doux, le plus juste,
Et qui fait naître plus d’amour
Ou de Louis Quinze ou d’Auguste
C’est un grand point très-contesté.
Ce problème pourrait confondre
La plus fine sagacité ;
Et je donne à votre équité
Dix ans entiers pour me répondre.

Rien ne prouve mieux combien il est difficile de savoir au juste la vérité dans ce monde ; et puis, monsieur, les personnes qui la savent le mieux sont toujours celles qui la disent le moins. Par exemple, ceux qui ont l’honneur d’approcher des trois princesses[4] que la reine de Pologne a données à la France, a Naples, et à Munich, pourront-ils jamais dire laquelle des trois nations est la plus heureuse ?


Que même on demande à la reine
Quel plus beau présent elle a fait,
Et quel fut son plus grand bienfait,
OR la rendra fort incertaine.
Mais si de moi l’on veut savoir
Qui des trois peuples doit avoir
La plus tendre reconnaissance,
Et nourrir le plus doux espoir,
Ne croyez pas que je balance.

En voyant monseigneur le dauphin avec madame la dauphine, je me souviens de Psyché, et je songe que Psyché avait deux sœurs.


Chacune des deux était belle,
Tenait une brillante cour,
Eut un mari jeune et fidèle ;
Psyché seule épousa l’Amour.

Mais il y aurait peut-être, monsieur, un moyen de finir cette dispute, dans laquelle Paris aurait coupé sa pomme en trois.

Je suis d’avis que l’on préfère
Celle qui le plus promptement[5]
Saura donner un bel enfant
Semblable à leur auguste mère.

Vous voyez, monsieur, que, sans être politique, j’ai l’esprit conciliant je compte bien vous faire ma cour avec de tels sentiments, et, de plus, vous pouvez être sûr qu’on est très-disposé à Versailles à mériter cette préférence. Si on travaille aussi efficacement à Bréda, nous aurons la paix du monde la plus honorable.

Je serais très-flatté, monsieur, si mes sentiments respectueux pour M. le comte de Brühl lui étaient transmis par votre bouche. Je n’ose vous supplier de daigner, si l’occasion s’en présentait, me mettre aux pieds de Leurs Majestés. Si vous avez quelques ordres à me donner pour Versailles ou pour Paris, vous serez obéi avec zèle.

  1. Charles-Hyacinthede Gallean, marquis des Issarts, né en 1716 ; nommé, le 24 mai 1746, ambassadeur extraordinaire de France auprès d’Auguste, roi de Pologne et électeur de Saxe ; ambassadeur à Turin, en 1751. Il mourut à Avignon le 18 auguste 1754.
  2. Le 14 du même mois, Voltaire et Émilie allèrent à Anet, chez la duchesse du Maine ; ils y restèrent jusqu’au 25.
  3. Le 9 février 1747, le marquis des Issarts avait conclu le mariage du dauphin avec Marie-Josèphe de Saxe.
  4. Marie-Josèphe de Saxe. — Marie-Amélie, née en 1724, mariée en juin 1738 à don Carlos, roi des Deux-Siciles jusqu’en 1759, époque où ce prince commença a régner en Espagne. — Marie-Anne, mariée le 13 juin 1747 à Maximilien-Joseph, électeur de Bavière.
  5. Marie-Josèphe ne donna le jour à Louis-Joseph-Xavier(mort le 22 mars 1761) que le 13 septembre 1751. Du 23 auguste 1754 au 9 octobre 1757, elle devint mère de trois autres princes (Louis XVI, Louis XVIII et Ctarles X).