Correspondance de Voltaire/1747/Lettre 1866

Correspondance de Voltaire/1747
Correspondance : année 1747GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 492-493).

Je laisse la félicité
Dont on prétend qu’elle est suivie
À quelque docteur entêté,
Dont l’âme au plaisir engourdie
Ne vit que dans l’éternité ;
À cette engeance triste et folle
Des Malebranche de l’école,
Grands alambiqueurs d’arguments,
Dont la raison et le bon sens
Subtilement des bancs s’envole,
Attendant un Roland nouveau
Qui, par pitié pour leur cerveau,
Aille recouvrer leur fiole.
Pour moi, qui me ris de ces fous,
Je m’abandonne sans faiblesse
Aux plaisirs que m’offrent mes goûts ;
Et, lorsque mon démon m’oppresse,
Aux riches sources du Permesse
J’ose encor puiser quelquefois.
Mais l’âge fane ma jeunesse ;
Mon front, sillonné par ses doigts,
M’apprend, hélas ! que la vieillesse
Vient pour me ranger sous ses lois.
Adieu, beaux jours, plaisirs, folie,
Brillante imagination,
Enfants de mon naissant génie ;
Adieu, pétillante saillie,
Vos charmes sont hors de saison ;
Et la sagesse, me dit-on,
Doit, sur la physionomie
D’un républicain de Platon,
Imprimer l’air froid de Caton.
Adieu, beaux vers, douce harmonie,
Frénétique métromanie,
Immortelle cour d’Apollon,
Qui jurez dans la compagnie
De la pourpre et de la raison ;
Ma muse, du Pinde proscrite,
M’avertit que son dieu la quitte.
Ainsi donc j’abandonnerai
Cette séduisante carrière ;
Mais, tant que je vous y verrai,
Assis auprès de la barrière,
Battant des mains, j’applaudirai.

Je vous rends un peu de laiton pour de l’or pur que vous m’avez envoyé. Il n’est en vérité rien au-dessus de vos vers. J’en ai vu que vous adressez à Algarotti, qui sont charmants[1] mais ceux qui sont pour moi[2] sont encore au-dessus des autres.

La Sémiramis m’est parvenue en même temps, remplie de grandes beautés de détail et de ces superbes tirades qui confirment le goût décidé que j’ai pour vos ouvrages. Je ne sais cependant si les spectres et les ombres que vous mettez dans cette pièce lui donneront tout le pathétique que vous vous en promettez. L’esprit du xviiie siècle se prête à ce merveilleux lorsqu’il est en récit, et c’est un peu hasarder que de le mettre en action. Je doute que l’ombre du grand Ninus fasse des prosélytes. Ceux qui croient à peine en Dieu doivent rire quand ils voient des démons jouer un rôle sur le théâtre.

Je hasarde peut-être trop de vous exposer mes doutes sur une chose dont je ne suis pas juge compétent. Si c’était quelque manifeste, quelque alliance, ou quelque traité de paix, peut-être pourrais-je en raisonner plus à mon aise, et bavarder politique ce qui est le plus souvent travestir en héroïsme la fourberie des hommes.

Je me suis à présent enfoncé dans l’histoire ; je l’étudie, je l’écris[3], plus curieux de connaître celle des autres que de savoir la fin de la mienne. Je me porte mieux à présent ; je vous conserve toujours mon estime, et je suis toujours dans les dispositions de vous recevoir ici avec empressement. Adieu.

Fédéric.

Faites, je vous prie, mes compliments à Mme du Châtelet, et remerciez-la de la part qu’elle prend à ce qui me regarde.

  1. C’est sans doute l’Épître du 21 février (tome X).
  2. Voyez les vers qui sont au commencement de la lettre 1862.
  3. Les Mémoires de Brandebourg.