Correspondance de Voltaire/1746/Lettre 1784

Correspondance de Voltaire/1746
Correspondance : année 1746GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 412-413).

1784. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON,
ministre des affaires étrangères.
À Paris, le 14 janvier.

Si le prince Édouard ne doit pas son rétablissement à M. le duc de Richelieu, on dit que nous devrons la paix à M. le marquis d’Argenson. Les Italiens feront des sonnets pour vous les Espagnols, des redondillas[1] ; les Français, des odes ; et moi, un poëme épique pour le moins. Ah ! le beau jour que celui-là, monseigneur ! En attendant, dites donc au roi, dites à Mme de Pompadour, que vous êtes content de l’historiographe. Mettez cela, je vous en supplie, dans vos capitulaires. Que j’aurai de plaisir de finir cette histoire par la signature du traité[2] de paix !

Je viens d’envoyer à M. le cardinal de Tencin la suite de ce que vous avez eu la bonté de lire il lit plus vite que vous : tant mieux ; c’est une preuve que vous n’avez pas de temps, et que vous l’employez pour nous ; mais lisez, je vous en prie, l’article qui vous regarde (c’est à la fin de 1744). Le public ne me désavouera pas, et je vous défie de ne pas convenir de ce que je dis.

Le pape a envie que j’aille à Rome, et le roi de Prusse, que j’aille à Berlin. Mais comme un de vos confrères[3] me traite à Versailles ! On n’est point prophète chez soi[4].

On vient de m’envoyer un livre fait par quelque politique allemand, où votre gouvernement est joliment traité. J’y ai trouvé la lettre du maréchal de Schmettau, où il dit que M. d’Alion est un ignorant et un paresseux ; mais vraiment pour paresseux, je le crois : il y a un an que je lui ai envoyé un gros paquet[5] que vous avez eu la bonté de lui recommander, et je n’en ai aucune nouvelle. Seriez-vous assez bon, monseigneur, pour daigner l’en faire ressouvenir, la première fois que vous écrirez au bout du monde ?

Il paraît tant de mauvais livres sur la guerre présente qu’en vérité mon Histoire est nécessaire. Je vous demande en grâce de dire au roi un mot de cet ouvrage auquel sa gloire est intéressée. J’ai peur que vous ne soyez indifférent, parce qu’il s’agit aussi de la vôtre ; mais il faut boire ce calice. Je ne crois pas avoir dit un seul mot, dans cette histoire, que les personnes sages, instruites et justes, ne signent. Vous me direz qu’il y aura peu de signatures, mais c’est ce peu qui gouverne en tout le grand nombre, et qui dirige, à la longue, la manière de penser de tout le monde.

Adieu, monseigneur,


· · · · · · · · · · · · · · · nostrorum sermonum candide judex.

(Hor., lib. I, ep. iv, v. 1.)

Votre historiographe n’a pu vous faire sa cour, dimanche passé, comme il s’en flattait ; il passe son temps à souffrir et à historiographer il vous aime, il vous respecte bien personnellement.

  1. Les redondillas sont des stances composées de quatre vers de huit syllabes, dont le premier rime ordinairement avec le quatrième, et le deuxième avec le troisième.
  2. Ce traité ne fut signé que le 18 octobre 1748.
  3. Probablement Maurepas, que Voltaire appelle l’eunuque Bagoas dans sa lettre du 11 décembre 1750, à d’Argental.
  4. Luc, iv, 24.
  5. C’était sans doute celui que Voltaire recommandait au marquis d’Argenson dans sa lettre du 3 mai 1745.