Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1767

Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 399-400).

1767. ‑ AU CARDINAL PASSIONEI[1].
Fontainebleau, 12 octobre 1745.

Monsieur, j’ai reçu une lettre en français, datée de Rome le 15 septembre[2] ; à la pureté et à l’élégance singulière du style, je l’ai crue des meilleurs écrivains de la France, et aux sentiments qui y règnent, j’ai reconnu monseigneur le cardinal Passionei. Un esprit tel que le vôtre, monseigneur, est de tous les pays, et il faut qu’il soit éloquent dans toutes les langues. Je me sers de celle que Votre Éminence parle si bien pour la remercier de ses bontés. Elle redouble le chagrin que j’ai depuis longtemps de n’avoir point vu une ville telle que Rome, le séjour des beaux-arts et le vôtre. Il me semble que tous les Français qui cultivent les lettres devraient faire ce voyage, comme les Grecs allaient chez les Égyptiens leurs anciens maîtres.


Sed non fata meis patiuntur ducere vitam
Auspiciis, et sponte mea componere curas.

Mon regret augmente encore par les bontés et par la lettre aussi pleine d’érudition que de grâces dont Sa Sainteté a daigné m’honorer.

Ce sera pour moi, monseigneur, une consolation bien sensible de recevoir de votre main le livre de M. le marquis Orsi, que vous voulez bien me faire parvenir. Il fortifiera le goût extrême et le peu de connaissance que je peux avoir de la langue italienne, cette fille aînée de la langue latine, digne de sa mère, et qui en a servi à toutes celles de l’Europe. Il y a longtemps que je connais les méprises du Père Bouhours, et l’injuste sévérité de M. Despréaux à l’égard de l’Arioste et du Tasse. L’un et l’autre ne connaissaient que superficiellement ce qu’ils critiquaient. Despréaux sentait trop les petits défauts du Tasse, et pas assez ses grandes beautés.

Je vois avec un plaisir extrême que Votre Éminence, au milieu de ses grandes occupations, cultive toujours les belles-lettres : voilà, ce me semble, comme étaient faits les Romains des beaux siècles, à cela près qu’ils n’avaient pas des sentiments si humains et si pacifiques que Votre Éminence.

Daignez, monseigneur, me conserver des bontés qui animent encore en moi le goût des arts. Il se fortifie par l’exemple, et celui que donne Votre Éminence est un des plus grands encouragements que les lettres puissent recevoir. La pacifique république des gens qui pensent est répandue par toute la terre. Ils sont tous frères, vous êtes à leur tête, et quoiqu’à plus de trois cents lieues de vous, monseigneur, mon esprit se regarde comme un des sujets du vôtre.

C’est avec ces sentiments et celui du plus profond respect que je serai toujours, monseigneur, de Votre Éminence le très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.

  1. L’Amateur d’autographes ; 1re année, 15 mars 1862.
  2. Cette lettre est signalée dans un catalogue d’autographes vendus à l’hôtel Drouot le 17 avril 1880. Ce catalogue en cite cet extrait « Il ne me manquait plus, monsieur, après avoir connu particulièrement Despréaux et Rousseau, que d’avoir l’honneur et l’avantage de votre amitié pour pouvoir m’applaudir, comme je fais à présent, d’avoir été ami des trois hommes qui ont porté la poésie française à sa plus haute perfection. »