Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1760

Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 394).
1760. — À M. L’ABBÉ DE VOISENON[1].

Vous êtes dans le beau pays[2]
Des amours et des perdrix.
Tout cela vous convient ; quels beaux jours sont les vôtres !
Mais, dans le triste état où le destin m’a mis,
Puis-je suivre les uns, puis-je manger les autres ?
Aux autels de Vénus on peut, dans son malheur,
Quand on n’a rien de mieux, donner au moins son cœur ;
Mais sans son estomac peut-on se mettre à table
Chez ce héros de Champs, intrépide mangeur,
Et non moins effronté buveur,
Qui d’un ton toujours gai, brillant, inaltérable,
Répand les agréments, les plaisirs, les bons mots,
Les pointes quelquefois, mais toujours à propos ?
La tristesse, attachée à ma langueur fatale,
Me chasse de ces lieux consacrés au bonheur ;
Je suis un pauvre moine indigne du prieur.
La santé, la gaîté, la vive et douce humeur,
Sont la robe nuptiale[3]
Qu’il faut au festin du Seigneur.

Je suis donc dans les ténèbres extérieures, malade, languissant, triste, presque philosophe. Je souffre chez moi patiemment, et je ne peux aller à Champs. Je vous prie de faire mes excuses à la beauté[4] et aux grâces. M. du Châtelet a reçu ma lettre d’avis, et m’a fait réponse. Toutes les autres affaires vont bien, mais ma santé va plus mal que jamais. Le corps est faible, et l’esprit n’est point prompt[5] : c’est un lot de damné.

  1. Claude-Henri Fusée de Voisenon, ni ; le 8 janvier 1708, est mort le 22 novembre 1775 ; voyez son épitaphe dans la lettre de Voltaire à Mme de Saint-Julien, du 8 décembre 1775. Voltaire l’appela évêque de Montrouge, parce qu’il était fréquemment au château du duc de La Vallière, à Montrouge.
  2. À Champs-sur-Marne, où le duc de La Vallière, nommé le héros de Champs dans cette lettre, possédait un magnifique chateau.
  3. Évangile de saint Matthieu, ch. XXII, v. 12 et 13.
  4. La duchesse de La Vallière.
  5. « Spiritus quidem promptus est, caro vero infirma. » (Évangile de saint Marc, ch. xiv, v. 38.)