Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1731

Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 366-368).

1731. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON,
ministre des affaires étrangères.
Le 30 mai.

Au milieu des énormes paquets dont je vous accable, pour la gloire du roi mon maître, ou pour son ennui, il faut, s’il vous plaît, monseigneur, que j’éclaircisse ma petite affaire avec le pape. La voici :

Vous savez que les bontés de Mlle du Thil[1] m’ont valu les bons offices de l’abbé de Tolignan, et que M. l’abbé de Tolignan m’a valu un petit compliment de la part de Sa Sainteté, sans que cette sainte négociation passât par d’autres mains.

Vous vous souvenez peut-être qu’il y a près de deux mois l’envie me prit d’avoir quelque marque de la bienveillance papale qui pût me faire honneur en ce monde-ci et dans l’autre. J’eus l’honneur de vous communiquer cette grande idée ; mais vous me dites qu’il n’était guère possible de mêler ainsi les choses célestes aux politiques. Sur-le-champ j’allai trouver Mlle du Thil, qui a été pour moi turris eburnea, fœderis arca[2], etc., et elle me dit qu’elle essayerait si l’abbé de Tolignan aurait assez de crédit encore pour obtenir de Sa Sainteté deux médailles qui vaudraient pour moi deux évêchés.

Nouvelles coquetteries de ma part avec le pape ; je lis ses livres, j’en fais un petit extrait ; je versifie, et le pape devient mon protecteur in petto.

Je vous mande tout cela il y a trois semaines, et je vous écris que M. l’abbé de Canillac ferait très-bien sa cour en parlant de moi à Sa Sainteté ; mais je ne parle point de médailles. Alors il vous revient en mémoire que j’avais eu grande envie du portrait du saint-père, et vous en écrivez à M. l’abbé de Canillac. Pendant ce temps-là qu’arrive-t-il ? Le pape, le très-saint, le très-aimable, donne deux grosses médailles pour moi à M. l’abbé de Tolignan et le maître de la chambre m’écrit de la part de Sa Sainteté. L’abbé de Tolignan a en poche médailles et lettres, et les enverra quand et comme il pourra.

À peine M. de Tolignan est-il muni de ces divins portraits que M. de Canillac va en demander pour moi au saint-père. Il me paraît que Sa Sainteté a l’esprit présent et plaisant ; elle ne veut pas dire au ministre de France : Monsù, un altro a le rnedaglie ; mais elle lui dit qu’à la Saint-Pierre il y en aura de plus grosses.

Vous recevrez, monseigneur, la lettre de l’abbé de Canillac, qui vous mande cette pantalonnade du pape tout sérieusement ; et Mlle du Thil reçoit la lettre de M. l’abbé de Tolignan, qui lui mande la chose comme elle est.

Est-ce assez parler de deux médailles ? Non vraiment, monseigneur il faut que je réussisse dans ma négociation, car elle va plus loin que vous ne pensez, et vous n’êtes pas au bout.

Le grand point est donc que M. l’abbé de Canillac ne souffle pas la négociation à l’abbé de Tolignan, parce qu’alors il se pourrait faire que tout échouât. Je vous supplie donc d’écrire tout simplement à votre ministre romain[3] que le poids de marc ne fait rien à ces médailles, qu’il vous fera plaisir de me protéger dans l’occasion, que l’abbé de Tolignan étant mon ami depuis longtemps, il n’est pas étonnant qu’il m’ait servi, et que vous le priez d’aider l’abbé de Tolignan dans cette affaire, etc., etc., etc.

Moyennant ce tour très-simple et très-vrai, il n’y aura point de tracasserie ; j’aurai mes médailles tout le monde sera content, et je vous aurai la plus grande obligation du monde.

Pardonnez-moi. Comment peut-on écrire quatre pages sur ces balivernes ! Cela est honteux.

P. S. À force de bonté, vous devenez mon bureau d’adresse. Pardon, monseigneur ; mais la princesse de Suède est plus jolie que le pape ; elle m’a envoyé son portrait, et je n’ai pas encore celui du saint-père ; ainsi permettez que je mette sous votre protection cet énorme paquet, en attendant que j’aie l’honneur de vous en dépêcher d’autres pour la famille.

Prenez la citadelle[4], prenez-en cent, et revenez l’arbitre de la paix.

  1. Cette demoiselle, attachée pendant quelque temps au service de la marquise du Châtelet, est citée dans les Mémoires de Longchamp, pages 138 et 348.
  2. Expressions des Litanies de la Vierge.
  3. L’abbé de Canillac ; voyez page 358.
  4. La citadelle de Tournai. Elle capitula le 19 juin suivant.