Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1704

Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 347).

1704. — DE VAUVENARGUES.

Je vous accable, monsieur, de mes lettres. Je sens l’indiscrétion qu’il y a à vous dérober à vous-même ; mais lorsqu’il me vient en pensée que je puis gagner quelque degré dans votre amitié ou votre estime, je ne résiste pas à cette idée. J’ai retrouvé, il y a peu de temps, quelques vers que j’ai faits dans ma jeunesse. Je ne suis pas assez impudent pour montrer moi-même de telles sottises : je n’aurais jamais osé vous les lire mais, dans l’éloignement qui nous sépare, et dans une lettre, je suis plus hardi. Le sujet des premières pièces est peu honnête. Je manquais beaucoup de principes lorsque je les ai hasardées ; j’étais dans un âge où ce qui est le plus licencieux parait trop souvent le plus aimable. Vous pardonnerez ces erreurs d’un esprit follement amoureux de la liberté, et qui ne savait pas encore que le plaisir même a ses bornes. Je n’achevai pas le morceau commencé sur la mort d’Orphée ; je crus m’apercevoir que les rimes redoublées que j’avais choisies n’étaient pas propres au genre terrible. Je jugeai selon mes lumières ; il peut arriver qu’un homme de génie fasse voir un jour le contraire.

Si mes vers n’étaient que très-faibles, je prendrais la liberté de vous demander à quel degré ; mais je crois les voir tels qu’ils sont. Je n’ai pu cependant me refuser de vous donner ce témoignage de l’amour que j’ai eu de très-bonne heure pour la poésie. Je l’aurais cultivée avec ardeur, si elle m’avait plus favorisé ; mais la peine que me donna ce petit nombre de vers ridicules me fit une loi d’y renoncer. Aimez, monsieur, malgré cette faiblesse, un homme qui aime lui-même si passionnément tous les arts ; qui vous regarde, dans leur décadence, comme leur unique soutien, et respecte votre génie autant qu’il chérit vos bontés.

Vauvenargues.

P. S. Vous avez eu la bonté, monsieur, de me faire apercevoir que le commencement de mon éloge funèbre exagérait la méchanceté des hommes. Je l’ai supprimé, et rétabli un ancien exorde qui peut-être ne vaut pas mieux. J’ai fait encore quelques changements dans le reste du discours, mais je ne vous envoie que le premier. J’espère toujours avoir le plaisir de vous voir à la fin de mai. Comme ce sera probablement ici la dernière lettre que j’aurai l’honneur de vous écrire, je la fais sans bornes.