Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1661

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 305-306).
1661. ‑ À M. LE DUC DE RICHELIEU.
À Cirey, ce 8 juin.

Je crains bien qu’en cherchant de l’esprit et des traits,
Le bâtard de Rochebrune[1]
Ne fatigue et n’importune
Le successeur d’Armand et les esprits bien faits[2].

Il faut pourtant s’évertuer pour que les idées de votre maçon ne soient pas absolument indignes de l’imagination de l’architecte. Vous voulez, monseigneur, un divertissement au second acte, où il soit question du duc de Foix.

Figurez-vous qu’à la fin du second acte, la princesse de Navarre est déjà reconnue, et qu’on lui apprend que le duc de Foix avance ; aussitôt arrive un député de ce duc de Foix, en présence du duc de Foix lui-même, qui est toujours Alamir. Ce député est suivi d’esclaves maures qu’il envoie à la princesse ; ils font une entrée, et chantent. La princesse dit qu’elle ne veut rien du duc de Foix. Il y a dans le fond du théâtre un bassin d’eau représenté par des toiles blanches. Les esclaves répondent qu’ils vont mourir, puisqu’on les rebute, et que leur maître en usera ainsi. Ils se précipitent dans l’eau, et il en renaît sur-le-champ autant d’Amours qui viennent avec des fleurs et des flambeaux, et qui disent à peu près à la dona :

De nouveaux esclaves paraissent :
Ne les rebutez pas, c’est pour vous qu’ils renaissent.
Comme leur mère, ils sont sortis des eaux.
C’est sous vos lois qu’ils sont à craindre ;
Vous avez le pouvoir d’allumer leurs flambeaux,
Et vous n’aurez jamais celui de les éteindre[3].

Cependant il s’élève au milieu de l’eau un groupe d’architecture représentant Jupiter qui enlève Europe, Neptune qui enlève Calisto, et Pluton qui enlève Proserpine ; et on chante tout ce qui peut justifier le duc de Foix par l’exemple de ces trois dieux. Alors les divertissements font place au reste de la pièce. Voudriez-vous qu’à la fin du troisième acte le fond du théâtre représentât les Pyrénées ? L’Amour leur ordonnerait de disparaître, afin de ne faire qu’un peuple de la France et de l’Espagne, et on verrait à leur place une salle de bal où le duc de Foix danserait avec sa dame, etc. Je chercherai tant qu’à la fin j’approcherai de vos idées. Encouragez-moi, je vous supplie ; soyez sûr que tous les divertissements seront faits avant le mois de juillet ; qu’il ne faudra pas un mois à Rameau ; que je travaillerai la pièce avec tout le soin possible, et que je n’aurai rien fait en ma vie avec plus d’application ; mais, encore une fois, ne me jugez point sur cette misérable esquisse ; et, s’il y a quelques scènes qui vous plaisent, croyez que tout sera travaillé dans ce goût ; soyez sûr enfin que vous serez servi à point nommé, et que tout sera prêt pour votre retour.

Mme du Châtelet regrette toujours la Petite Fête des bergers, et

Du sort de Polémon l’intéressante histoire[4].

Mais il me semble que cette nouvelle façon serait plus susceptible de spectacle. Je vous demande toujours la permission d’envoyer à Rameau les autres divertissements. Je vous supplie de dicter vos ordres en prenant votre thé, si vous prenez du thé devant Menin ou dans Menin. Tâchez d’aller à Bruxelles, car on nous y dénie justice[5]. Mme du Châtelet vous aime véritablement ; je vous le dis c’est une très-bonne femme. Adieu, monseigneur, mon cher protecteur ; adieu.

  1. Rochebrune était un poëte agréable, et auteur de plusieurs chansons. C’est lui qui fit les paroles de la cantate d’Orphée, qui devint le triomphe du musicien Clérambault. Il mourut en 1732. (K.)
  2. Parodie du sixième alinéa de la lettre 1659, à Richelieu.
  3. On ne trouve plus ces vers dans la Princesse de Navarre.
  4. Il ne reste aucune trace de la Petite Fête des bergers.
  5. Il s’agit du procès entre les maisons du Châtelet et de Honsbrouck, qui durait depuis soixante ans, pour lequel, depuis 1739, Voltaire et Mme du Châtelet firent plusieurs voyages à Bruxelles, et qui finit enfin par s’accommoder.