Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1624

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 261-264).

1624. — À M. AMELOT,
ministre des affaires étrangères.
Le 27 octobre.

Monseigneur, en arrivant à la Haye, je commence par vous rendre compte de plusieurs particularités dont je n’ai pu encore avoir l’honneur de vous informer.

Pour aller par ordre, je dirai d’abord que le roi de Prusse m’écrivit quelquefois de Potsdam à Berlin, et même de petits billets de son appartement à ma chambre, dans lesquels il paraissait évidemment qu’on lui avait donné de très-sinistres impressions qui s’effaçaient tous les jours peu à peu. J’en ai entre autres un, du 7 septembre[1], qui commence ainsi : « Vous me dites tant de bien de la France et de son roi qu’il serait à souhaiter, etc., et qu’un roi digne de cette nation, qui la gouverne sagement, peut lui rendre aisément son ancienne splendeur… Personne de tous les souverains de l’Europe ne sera moins jaloux que moi de ses succès. »

J’ai conservé cette lettre, et lui en ai rendu plusieurs autres qui étaient écrites à deux marges[2], l’une de sa main, l’autre de la mienne. Il me parut toujours jusque-là revenir de ses préjugés ; mais, lorsqu’il fut prêt de partir pour la Franconie, on lui manda de plus d’un endroit que j’étais envoyé pour épier sa conduite. Il me parut alors altéré, et peut-être écrivit-il à M. Chambrier[3] quelque chose de ses soupçons. D’autres personnes charitables écrivirent à M. de Valori que j’étais chargé, à son préjudice, d’une négociation secrète, et je me vis exposé tout d’un coup de tous les côtés. Je fus assez heureux pour dissiper tous ces nuages. Je dis au roi qu’à mon départ de Paris vous aviez bien voulu seulement me recommander, en général, de cultiver par mes discours, autant qu’il serait en moi, les sentiments de l’estime réciproque, et l’intelligence qui subsiste entre les deux monarques. Je dis à M. de Valori que je ne serais que son secrétaire, et que je ne profiterais des bontés dont le roi de Prusse m’honore que pour faire valoir ce ministre : c’est en effet à quoi je travaillai. L’un et l’autre me parurent satisfaits, et Sa Majesté prussienne me mena en Franconie avec des distinctions flatteuses.

Immédiatement avant ce voyage, le ministre de l’empereur à Berlin m’avait parlé de la triste situation de son maître. Je lui conseillai d’engager Sa Majesté impériale à écrire de sa main une lettre touchante au roi de Prusse. Ce ministre détermina l’empereur à cette démarche, et l’empereur envoya la lettre par M. de Seckendorf. Vous savez que le roi de Prusse m’a dit, depuis, qu’il y avait fait une réponse dont l’empereur doit être très-satisfait. Vous savez qu’à son retour de Franconie à Berlin, il fit proposer par M. de Podewils à M. de Valori de vous envoyer un courrier pour savoir quelles mesures vous vouliez prendre avec lui pour le maintien de l’empereur ; mais ce que le roi me disait de ces mesures me paraissait si vague, il paraissait si peu déterminé que j’osai prier M. de Valori de ne pas envoyer un courrier extraordinaire pour apprendre que le roi de Prusse ne proposait rien.

Je peux vous assurer que la réponse que fit M. de Valori au secrétaire d’État étonna beaucoup le roi, et lui donna une idée nouvelle de la fermeté de votre cour. Le roi me dit alors, à plusieurs reprises, qu’il aurait souhaité que j’eusse une lettre de créance. Je lui dis que je n’avais aucune commission particulière, et que tout ce que je lui disais était dicté par mon attachement pour lui. Il daigna m’embrasser à mon départ, me fit quelques petits présents, à son ordinaire, et exigea que je revinsse bientôt. Il se justifia beaucoup sur la petite trahison dont M. de Valori et moi nous vous avons donné avis. Il me dit qu’il ferait ce que je voudrais pour la réparer. Cependant je ne serais point surpris qu’il m’en eût fait encore une autre par le canal de Chambrier, tandis qu’il croyait que j’avais l’honneur d’être son espion.

J’arrivai le 14 à Brunswick, où le duc voulut absolument me retenir cinq jours. Il me dit qu’il refusait constamment deux régiments que les Hollandais voulaient négocier dans ses États. Il m assura que lui et beaucoup de princes n’attendaient que le signal du roi de Prusse, et que le sort de l’empire était entre les mains de ce monarque. Il m’ajouta que le collége des princes était fort effarouché que l’électeur de Mayence eût, sans les consulter, admis à la dictature le mémoire présenté, il y a un mois, contre l’empereur par la reine de Hongrie ; qu’il souhaitait que le collége des princes pût s’adresser à Sa Majesté prussienne (comme roi de Prusse), pour l’engager à soutenir leurs droits, et que cette union en amènerait bientôt une autre en faveur de Sa Majesté impériale.

Plusieurs personnes m’ont confirmé dans l’idée où j’étais d’ailleurs que si l’empereur signifiait au roi de Prusse qu’il va être réduit à se jeter entre les bras de la cour de Vienne, et à concourir à faire le grand-duc roi des Romains, cette démarche précipiterait l’effet des bonnes intentions du roi de Prusse, et mettrait fin à cette politique qui lui a fait envisager son bien dans le mal d’autrui.

On m’a encore assuré qu’on commence à redouter, en Allemagne, le caractère inflexible de la reine de Hongrie, et la hauteur du grand-duc[4], et que vous pourrez profiter de cette disposition des esprits.

Oserais-je, monseigneur, vous soumettre une idée qu’un zèle peut-être fort mal éclairé me suggère ? On m’a fait promettre d’aller faire un tour à Wurtemberg, à Anspach, à Brunswick, à Baireuth, à Berlin. S’il se pouvait faire que l’empereur me chargeât de lettres pressantes pour les princes de l’empire dont il espère le plus, si je pouvais porter au roi de Prusse les copies des réponses faites à l’empereur, ne pourrait-on pas pousser alors le roi de Prusse dans cette association tant désirée, qui se trouverait déjà signée en effet par tous ces princes ? On saurait du moins alors certainement à quoi s’en tenir sur le roi de Prusse, et, s’il abandonnait la cause commune, ne pourriez-vous pas, à ses dépens, faire la paix avec la reine de Hongrie ? Vous ne manquerez de ressources ni pour négocier ni pour faire la guerre. Je vous demande pardon pour mes rêves, qui sont les très-humbles serviteurs de votre raison supérieure.

  1. C’est la lettre 1609, dont Voltaire ne donne ici qu’un léger extrait, en ayant soin d’en retrancher les mots ironiques grand homme, qui sont dans le sixième alinéa.
  2. Comme la lettre 1610.
  3. Envoyé de Prusse à Paris.
  4. François-Étienne, marié en 1736 à Marie Thérèse, et grand-duc de Toscane depuis juillet 1737 ; empereur en septembre 1745.