Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1620

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 257-258).

1620. À M. LE BARON DE KEYSERLINGK.
Dans un f… village près de Brunswick,
ce 14 octobre, au matin.

Que je me console un peu avec vous, mon très-aimable ami.

Je continuais mon voyage
Dans la ville d’Otto[1] Guérie,
Rêvant à la divine Ulric[2],
Baisant quelquefois son image,
Et celle du grand Frédéric.
Un heurt survient, ma glace casse,
Mon bras en est ensanglanté ;
Ce bras qui toujours a porté
La lyre du bonhomme Horace
Pendante encore à mon côté.
La portière à ses gonds par le choc arrachée
Saute et vole en débris sur la terre couchée ;
Je tombe dans sa chute ; un peuple de bourgeois,
D’artisans, de soldats, s’empressent à la fois,
M’offrent tous de leur main, grossièrement avide,
Le dangereux appui, secourable et perfide ;
On m’ôte enfin le soin de porter avec moi
La boîte de la reine et les portraits du roi.
Ah ! fripons, envieux de mon bonheur suprême.
L’amour vous fit commettre un tour si déloyal
J’adore Frédéric, et vous l’aimez de même ;
Il est tout naturel d’ôter à son rival
Le portrait de ce que l’on aime.

Pour comble d’horreur, mon cher ami, deux bouteilles de vin de Hongrie se cassent, et personne n’en boit ; la liqueur jaunâtre inonde mes pieds ; mais ce n’est pas du pissat d’âne de Lognier[3], c’est du nectar répandu sur mon sottisier.

Deux bouteilles au moins de ce vin de Hongrie
Me demeurent encor dans ce malheur cruel ;
Dieux ! vous avez pitié d’un désastreux mortel !
Dieux ! vous m’avez laissé de quoi souffrir la vie !

Je ne me suis aperçu de ma perte que fort tard. Je suis à présent comme Roland, qui a perdu le portrait d’Angélique ; je cherche et je jure. Enfin j’arrive à minuit dans un village nommé Schaffen-Stadt ou F…-Stadt. Je demande le bourgmestre, je fais chercher des chevaux, je veux entrer dans un cabaret on me répond que le bourgmestre, les chevaux, le cabaret, l’église, tout a été brûlé. Je pense être à Sodome. Je me conforte dans mes disgrâces en buvant de meilleur vin que le bonhomme Loth :

J’avais de meilleur vin que lui ;
Mais, tandis que le pays grille,
Je n’ai pas eu, dans mon ennui,
L’agrément de baiser ma fille.

Enfin, aimable Césarion, me voilà dans la non magnifique ville de Brunswick. Ce n’est pas Berlin, mais j’y suis reçu avec la même bonté. On s’est douté que j’avais une lettre du grand, ou plutôt de l’aimable Frédéric[4] ; on me mène à un meilleur gîte que Schaffen-Stadt. Le duc et la duchesse[5] étaient à table ; on m’apporte vingt plats et d’admirables vins.

Bonjour ; je n’écrirai à notre héros que quand j’aurai eu l’honneur de saluer madame sa sœur. Mais dites un peu au grand homme qu’il faut absolument qu’il m’envoie à la Haye deux autres médailles, sans quoi je ne retournerai ni à Paris ni à Berlin. Je vous embrasse mille fois, mon charmant ami.

  1. Magdebourg. Otto de Guericke y naquit en 1602.
  2. Louise-Ulrique de Prusse, sœur de Frédéric. Voltaire, quelques semaines ou quelques jours auparavant, lui avait adressé le chef-d’œuvre de ses madrigaux. Voyez tome X.
  3. Marchand de vin nommé dans le dernier alinéa de la lettre 1626.
  4. Frédéric avait donné à Voltaire, pour la duchesse de Brunswick sa sœur, une lettre de recommandation datée du 8 octobre.
  5. Philippine-Charlotte, sœur du roi de Prusse, née en 1716, et mariée, en juillet 1733, à Charles de Brunswick-Wolfenbuttel, dont le roi de Prusse, quelques semaines auparavant, avait épousé la sœur. Du mariage de Philippine-Charlotte et du duc Charles, mort en 1780, était né Charles-Guillaume-Ferdinand, auquel Voltaire, en 1767, adressa ses Lettres sur Rabelais. (Cl.)