Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1619

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 255-257).

1619. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
1743[1]

C’est vous qui savez captiver
Mon cœur aux autres rois rebelle ;
C’est vous en qui je dois trouver
Une douceur toujours nouvelle.
C’est chez vous qu’il faut achever
Ma vieille Histoire universelle[2] ;
Dépuceler, enjoliver,
Dans vingt chants, Jeanne la Pucelle,
Et surtout à jamais braver
Des dévots l’infâme séquelle.

Je partirai donc, mon adorable maître, pour revenir dès que j’aurai mis ordre à mes affaires. Je vous parle avec ma franchise ordinaire. J’ai cru m’apercevoir que je vous serais moins agréable si je venais ici avec d’autres, et je vous avoue que, appartenant uniquement à Votre Majesté, j’aurai l’âme plus à l’aise.

Je n’ambitionne point du tout d’être chargé d’affaires comme Destouches et Prior, deux poëtes qui ont fait deux paix entre la France et l’Angleterre[3]. Vous ferez ce qu’il vous plaira avec tous les rois de ce monde, sans que je m’en mêle mais je vous conjure instamment de m’écrire un mot que je puisse montrer au roi de France.

Vous lui reprochez, dans la lettre[4] que vous daignâtes m’écrire de Potsdam, qu’il laisse l’empereur dans La dernière misère, et qu’il a fait à Mayence des insinuations contre vos intérêts. Depuis cette lettre écrite, Votre Majesté a su que le roi de France a donné des subsides à l’empereur, et vous ne doutez pas, je crois, à présent, que ce Hatzel, qui a négocié ou plutôt brouillé à Mayence, ne soit un téméraire qui serait puni si vous le vouliez. Soyez donc un peu plus content, et daignez, je vous en conjure, m’écrire quatre lignes en général. Je ne demande autre chose sinon que vous êtes satisfait aujourd’hui des dispositions de la France, que personne ne vous a jamais fait un portrait aussi avantageux de son roi, que vous me croyez d’autant plus que je ne vous ai jamais trompé, et que vous êtes bien résolu à vous lier avec un prince aussi sage et aussi ferme que lui.

Ces mots vagues ne vous engagent à rien, et j’ose dire qu’ils feront un très-bon effet car si on vous a fait des peintures peu honorables du roi de France, je dois vous assurer qu’on vous a peint à lui sous les couleurs les plus noires, et assurément on n’a rendu justice ni à l’un ni à l’autre. Permettez donc que je profite de cette occasion si naturelle pour rendre l’un à l’autre deux monarques si chers et si estimables. Ils feront de plus le bonheur de ma vie ; je montrerai votre lettre au roi, et je pourrai obtenir la restitution d’une partie de mon bien[5], que le bon cardinal m’a ôté ; je viendrai ici dépenser ce bien que je vous devrai.

Soyez très-persuadé du bon effet qu’elle fera ; je ne serai point suspect, et ce sera le second de mes beaux jours que celui où je pourrai dire au roi tout ce que je pense de votre personne. Pour le premier de mes jours, ce sera celui où je viendrai m’établir à vos pieds, et commencer une nouvelle vie qui ne sera que pour vous.

  1. Cette lettre a été écrite à Berlin, probablement le 8 octobre 1743 ; en réponse à la lettre 1616.
  2. L’Essai sur les Meurs, alors intitulé Essai sur les Révolutions du monde.
  3. Prior, la paix d’Utrecht, 1712 ; Destouches, la paix de la quadruple alliance, 1718. (B.)
  4. La lettre 1609, du 7 septembre.
  5. Voltaire, en 1718, avait obtenu une pension du roi de deux mille livres, et une autre pension de la reine, de quinze cents livres, en 1725, sans les avoir demandées. Il en fut généralement mal payé. Il est probable que le cardinal de Fleury, excité par quelques fanatiques contre l’auteur de Mahomet, avait au moins suspendu le payement des pensions dont je viens de parler. ( Cl.)